En el presente blog puede leer poemas selectos, extraídos de la Antología Mundial de Poesía que publica Arte Poética- Rostros y versos, Fundada por André Cruchaga. También puede leer reseñas, ensayos, entrevistas, teatro. Puede ingresar, para ampliar su lectura a ARTE POÉTICA-ROSTROS Y VERSOS.



lunes, 10 de mayo de 2010

Auberge Esperanto, Pièce en trois, actes-Lia Karavia

Lía Karavia, Grecia











Lia Karavia
Auberge Esperanto
Pièce en trois, actes


Traduction française par Michèle Duclos (Bordeaux)









Notes sur les personnages
Janus est l’un des dieux anciens de Rome, qui avait deux visages, dont l’un regardait devant lui et l’autre derrière. Sa tête figure sur les pièces de monnaie romaines les plus anciennes. Il est l’une des plus anciennes et des plus importantes divinités du Panthéon romain. Il était certainement un « dieu des passages », d’origine indo-européenne, et un « dieu initial », c’est-à-dire un dieu des commencements. Son mythe se rattache au commencement de Rome : il arriva en Italie, fonda une ville sur une colline, qui fut appelée Janiculum d’après lui. Son règne sur le Latium coïncide avec l’Age d’or. Il accueillit Cronos lorsque celui-ci fut chassé de Crète par son fils Zeus. Il civilisa les premiers citoyens du Latium. On considérait qu’il avait inventé la navigation, et enseigné l’agriculture aux premiers habitants. Il était le gardien des portes. (Janua = porte). Sa compagne était Kardéa, la déesse des gonds. Son temple sur le Forum avait deux portes, fermées en temps de paix, et toujours ouvertes en temps de guerre, pour offrir de l’aide à ceux qui étaient dans le besoin. En plus de son temple sur le Forum, il avait beaucoup d’autres sanctuaires, principalement aux carrefours. Le premier mois de l’année et le premier jour de chaque mois lui étaient consacrés.
Tiré du « Papyros-Larousse » (Grande Encyclopédie Larousse), et du « Petit Robert, Dictionnaire Universel des Noms Propres ».

Les citations au sujet de la dévastation de la Crète, à savoir le tremblement de terre dévastateur des 29-30 mai 1508, sont tirées d’un court poème de Manolis Sklavos (16ème siècle) « La Calamité de la Crète », qui est inclus dans le manuscrit, Carmina, qui se trouve à Vienne. Ce poème fut publié par Wagner. Edition plus récente : F. Bouboulidis. Il se trouve également dans l’Anthologie Poétique de Linos Politis, 2ème volume, « Après la chute de Constantinople ». Le poète est inconnu autrement.

Les citations de ou sur Garcin sont tirées de la pièce de Jean-Paul Sartre, Huis Clos, éd. Gallimard, 1947.

Les êtres cités par Rossa viennent de « El libro de los seres imaginales », de Borges, Emece Editore, Buenos Aires, 1978.

« Duerme, duerme, negrito », chanté par Rossa, est une berceuse chantée par Dagniel Viglieti (Uruguay).


Personnages :

Janus – 38 ans
Kardia – 33 ans
Entrepreneur – 50 ans
Architecte – 60 ans
Sklavos – 45 ans
Rossa – 23 ans, teint basané, cheveux courts
Garcin – 25 ans

Quelque chose dans les vêtements de trois hôtes suggère l’époque ou le pays : Sklavos (16 siècle, Crète), Rossa (20 siècle, Amérique Latine) Garcin (mi-20ème siècle). Les autres portent des vêtements hors temps.

La Scène :

Le salon d’une auberge. Entrée ouverte à droite. Lumière blanche au dehors. Une porte menant à l’intérieur à gauche. En face, la réception. Sur le bureau, un livre d’hôtes épais, une sonnette démodée qui tinte quand on la heurte et un bateau miniature. Sur le mur derrière le bureau, une planche où sont accrochées des clés. A gauche, trois fauteuils. Devant eux, une table. Une pendule à côté. Une cheminée au fond à gauche. Sur le mur de gauche, un tableau représentant la pleine lune sur un paysage flou. A droite de l’entrée, un tableau représente un temple antique en ruine.



Acte Un



Scène Un (Janus, Kardia)


(Kardia époussette le bureau d’accueil. A côté d’elle, un balai à long manche. Janus entre par la gauche en habit de jardinier. Il porte des bottes. Il tient un panier rempli de légumes).
Janus – Et voilà ! On ne risque pas de mourir de faim aujourd’hui non plus.
Kardia – Essuie tes chaussures sur l’essuie-pieds.
Janus – Ce ne sont pas des chaussures mais des bottes que je porte.
Kardia – Raison de plus pour les essuyer.
Janus – (Il hausse les épaules, essuie ses bottes sur l’essuie-pieds et exhibe fièrement les légumes pour Kardia). Je les mets où ?
Kardia – Dans la cuisine.
Janus – Bien. (Il sort sur la gauche).
Kardia – (Se parlant à elle-même). On ne manquera encore pas de navets et de laitues. Avec un peu de chance, les poules vont pondre et on pourra faire une omelette.
Janus – (Il entre sans son panier). Arrête d’astiquer, Kardia chérie ! Tu exagères ! La maison est propre.
Kardia – Ce n’est pas une maison, Janus. C’est une auberge.
Janus – Puisque nous y vivons, c’est aussi notre maison.
Kardia – Mais tout ce nettoyage n’est pas pour nous. Si c’était seulement pour nous, je pourrais me contenter d’en faire un peu moins peut-être. Pour nos hôtes cependant tout doit être impeccable.
Janus – Quels hôtes ?
Kardia – Ceux qui peuvent venir. La porte est ouverte.
Janus – Je l’ai laissée ouverte parce que j’ai une intuition.
Kardia – Espérons qu’elle se réalisera.
Janus – Ce n’est pas vraiment une intuition. Je devrais dire plutôt : une prémonition.
Kardia – N’importe. Tout visiteur sera le bienvenu. Plutôt que pas de visiteur du tout.
Janus – Si les gens restent tranquillement et pacifiquement chez eux, on peut se passer de visiteurs. Nous avons suffisamment à partir de notre potager et de notre verger.
Kardia – Mais je n’ai pas épousé un paysan. Tu m’as dit que tu étais aubergiste quand nous nous sommes mariés.
Janus – Je le suis. Quoique…
Kardia – Un aubergiste ! Regarde-toi ! De la poussière plein les cheveux et les sourcils, des ongles noirs, le front mouillé de sueur. Tu es aussi odorant que tes légumes.
Janus – Tu as raison. Je vais me laver et me changer. J’ai fini de jardiner pour aujourd’hui.
Kardia – Pour aujourd’hui ! Tu peux recommencer tout ça demain ! A moins que tu changes de métier demain ; par exemple, devenir bûcheron, et couper du bois pour le feu.
Janus – Tout juste ! Merci, Kardia chérie, de me le rappeler. Il faut que je le fasse avant l’arrivée du froid.
Kardia – (Elle arrête d’épousseter et le fixe du regard). Je vois que tu n’es pas malheureux que nous n’ayons pas d’hôtes, Maître Janus.
Janus – Il faut prendre la vie comme elle vient.
Kardia – C’est du fatalisme !
Janus – Nullement. Tu pourrais dire ça si j’étais inactif. Or je travaille plus que si toutes nos chambres étaient occupées. Et laisse-moi te dire une idée. Assieds-toi dans ce fauteuil, que je te parle.
Kardia – Le temps de relaxer mon dos. Je n’ai pas grand temps pour parler. (Elle s’assied). Dis-moi ton idée.
Janus – Quand les gens vont-ils dans une auberge ?
Kardia – Quand ils voyagent.
Janus – Ils voyagent pour quelle raison ?
Kardia – Pour leurs affaires, pour leurs études, que sais-je ?
Janus – Pour leurs affaires ou pour leurs études, ils iraient dans une grande ville. Quiconque vient dans ce lieu désert aurait été obligé de partir de chez lui. Si tu vois quelqu’un sur notre seuil, cela signifie qu’il lui est arrivé malheur. Ce seront des réfugiés, des fugitifs, des blessés, des affamés…
Kardia – C’est ça que tu voulais me dire ?
Janus – Est-ce que j’ai tort ?
Kardia – A-t-on jamais entendu parler d’un aubergiste qui souhaiterait que personne n’apparaisse à sa porte, monsieur mon mari ? Au lieu d’aller aux carrefours interpeller les gens…
Janus – J’ai fait cela aussi. Non que j’ai interpellé les gens, bien sûr ! Mais j’ai placé une pancarte en plein milieu du carrefour : AUBERGE ESPERANTO. Si quelqu’un cherche un lieu de séjour, il saura où aller. (Joyeux). J’avais un reste de peinture, une autre couleur après avoir peint la barrière, une autre pour le poulailler et pour la réserve. Aussi j’ai peint la pancarte de différentes couleurs, pour attirer l’œil.
Kardia – L’œil de qui, Janus ? As-tu vu âme qui vive passer devant notre auberge ? Et penses-tu que cette nuit, avec la pleine lune, les fées vont lire ta pancarte multicolore et venir coucher dans notre auberge ?
Janus – Les fées n’ont pas besoin d’un lieu pour dormir.
Kardia – C’est une bonne chose, car elles n’auraient pas d’argent pour payer.
Janus – Ne te fais pas de souci pour l’argent, Kardia chérie. Si on allait faire des courses ? Nous sommes presque autosuffisants.
Kardia – Presque. Si nous pouvions planter aussi des vêtements et des chaussures, nous serions complètement autosuffisants.
Janus – Ai-je tort ?
Kardia – Va prendre une douche froide pour retrouver tes esprits, parce que tu donnes l’impression de délirer. (Elle fait mine de se lever).
Janus – Ne pars pas. Attends que je te communique une autre de mes pensées.
Kardia – Je reste par curiosité. Je veux voir quelle idée tu vas sortir, cette fois.
Janus – N’est-ce pas une bonne chose que nous soyons seuls tous les deux, toi et moi, comme le premier couple dans l’Eden ? Serait-ce la même chose si nous avions des étrangers autour de nous ?
Kardia – Alors, est-ce que tu te prends pour Adam ? Penses-tu qu’ici c’est le Paradis et que je suis Eve ?
Janus – Eve ne pouvait pas être plus belle que toi.
Kardia – Assez de sucreries. « Tu es belle et je t’aime, alors faisons des bébés, Kardia très chérie ».
Janus – Qu’y a-t-il de plus grand qu’une nouvelle naissance ?
Kardia – Rien. Mais un enfant devrait-il grandir dans un lieu désert ? Devrions-nous traire la chèvre pour lui donner du lait ? Prier les poules de pondre pour le nourrir d’un œuf ? Attendre que le blé et le maïs mûrissent pour pétrir le pain ? Néanmoins, il ne s’agit pas seulement de nourriture. Est-ce que nos enfants ne devraient pas grandir au milieu d’autres personnes ? Conviendrait-il qu’ils ne connaissent que leur père et leur mère ? Les petits enfants doivent voir d’autres visages autour d’eux, entendre d’autres manières de s’exprimer, connaître des coutumes variées. Je ne t’ai pas épousé pour jouer à Adam et Eve. Donc on parlera de bébés quand nous aurons des hôtes.
Janus – Ils seront les bienvenus.
Kardia – Ce n’est pas ce que tu disais il y a une minute.
Janus – Je plaisantais. La preuve est que je parlais d’étrangers tout en sachant que bientôt des étrangers deviennent des amis et font partie de la famille. En tout cas je t’aimerai autant, que nous soyons seuls ou dans une foule.
Kardia – Qu’il vienne d’abord quelques hôtes et oublions les foules.
Janus – Bien, si quelques hôtes viennent, aurons-nous un bébé ?
Kardia – Voyons-les d’abord et nous en reparlerons. (Elle se lève). Assez de philosopher et de plaisanter. Va prendre ton bain et laisse-moi terminer mon ménage avant minuit.
Janus – Minuit est le meilleur moment, n’est-ce pas ?
Kardia – Meilleur pourquoi ?
Janus – Pour tout. Minuit est un moment magique. C’est le commencement de tout. Un nouveau jour commence, une nouvelle amitié, un rêve, une nouvelle vie…
Kardia – À nouveau tu mentionnes une nouvelle vie. Va prendre un bain, époux !
Janus – (Sous-entendu sexuel). Pourquoi ne viens-tu pas prendre un bain avec moi puisque tu as de la poussière sur toi avec tous ces travaux ménagers ?
Kardia – (Faisant semblant d’être offensée). Assez, idiot ! Nos hôtes auraient une piètre opinion de te voir te conduire comme un adolescent.
Janus – Nos hôtes seraient ravis de voir combien je t’aime. Et ceux capables voir clair derrière toutes tes taquineries verraient combien tu m’aimes aussi.
Kardia – Attends qu’arrive minuit, pour rêver d’histoires d’amour.
Janus – Je sais ce dont je parle. Peut-être pas toi. Tu n’as jamais eu la chance d’essayer tes sentiments, comme nous vivons ici, dans le vide.
Kardia – Maintenant tu as dit la chose correctement, dans le vide.
Janus – Seulement à l’extérieur, je veux dire. Au-dedans de nous il n’y a pas de vide. Nos cœurs sont pleins.
Kardia – (Faisant semblant d’être fatiguée par la discussion). Laisse-moi tranquille, mon homme ! Tu m’as donné mal à la tête.
(Janus sort sur la gauche).
Kardia – (Prenant le balai et balayant vigoureusement en direction de la porte d’entrée). Au lieu de planter des rosiers et des œillets pour attirer les passants, il plante des oignons parfumés, des épinards divins et des jolies pommes de terre. « Quels passants » ? dit-il. Bon, notre auberge est située dans un lieu très bien placé. En plein milieu d’un carrefour. De milliers de choses peuvent arriver dans un carrefour. Jusqu’à présent rien n’est arrivé, je dois l’admettre. Mais rien ne reste immobile. Ce qui se dresse très haut peut finalement descendre. Ce qui est éloigné peut se rapprocher. Ce qui est vide peut se remplir. Donc, à quelque point du temps, notre auberge peut avoir des quantités d’hôtes. C’est pourquoi il faut que tout soit propre et brillant. (Elle s’essouffle). Assez ici pour aujourd’hui. Maintenant mettons de l’ordre à l’intérieur. (Elle jette un regard autour d’elle, ramasse le chiffon et sort sur la gauche, emportant le balai avec elle).




Scène Deux (Entrepreneur, Architecte)



(La lumière intérieure baisse. L’Entrepreneur entre par la porte ouverte. Il regarde autour de lui).
Entrepreneur – (S’adressant à quelqu’un derrière lui). Allons, patron ! Tout est tranquille ici dedans.
Architecte – (Il entre avec un rouleau). Bien. Jette un coup d’oeil ici. (Ils sont debout à l’avant-scène. Il déroule le rouleau. L’entrepreneur jette un coup d’oeil). Voici où les colonnes se dresseront. À quatre mètres l’une de l’autre. Ici, là, ici… À la dimension requise. Tu y es ?
Entrepreneur – J’y suis, patron. Permettez-moi de vous féliciter. Votre plan est splendide, en harmonie avec l’ensemble, avec le décor naturel, comment le dire ? Vous n’êtes pas qu’un architecte ; vous êtes l’Architecte. Et croyez-moi : je ne suis pas le genre de personne à employer des grands mots.
Architecte – Les bons techniciens ne prononcent pas de grands mots. Ils créent.
Entrepreneur – Entre vous et moi, quel étrange de travail est le nôtre? D’abord nous construisons, puis nous démolissons. Nous construisons, nous démolissons. Avant que nous ayons fini de construire, quelque chose rouille, quelque chose d’autre se rompt, ou s’effondre, ou pourrit.
Architecte – Dû au temps tout puissant, Entrepreneur. Un créateur doit prendre le temps en compte ; autrement il trompe les autres et soi.
Entrepreneur – Pourtant je dois l’avouer : je me sens si heureux quand je construis, et si malheureux quand je démolis. Mon cœur souffre de voir des matériaux précieux – marbre, fer forgé, bois sculpté, gisant en tas dans la boue, dans la saleté, dans des ruines.
Architecte – Considère le résultat. Après la démolition, une autre construction. Harmonie. Beauté.
Entrepreneur – Et alors, patron ? (Silence).
Architecte – Il y a des constructions qui durent des siècles.
Entrepreneur – Et après des siècles, patron ? A nouveau des ruines.
Architecte – Nous faisons tous nos efforts pour que ce que nous créons ne soit pas éphémère. Notre but est de construire des édifices de longue durée. Mais nous savons que quelque chose peut interférer. Il y a les inondations, les tremblements de terre, les avalanches, les guerres. En tout cas, nous avons intégré le fait que rien n’est éternel. (Souriant). En dehors du temps lui-même.
Entrepreneur – Vous avez mentionné le temps tout-puissant plus tôt, patron. Oui, mais ce sujet est déprimant. Dois-je suer et m’éreinter à dresser ces colonnes pour les voir étendues sur le sol plus tard ?
Architecte –Tu ne les verras pas à terre toi-même. Ce sont d’autres qui les verront.
Entrepreneur – D’accord. Mais c’est moi qui y pense. Ça ne vous fend pas le cœur, à vous ?
Architecte – Non. Si rien ne changeait, où en serions-nous maintenant ? Nous construisons puis nous démolissons. Et alors ? (L’Entrepreneur secoue la tête en dénégation). Et puis ? Mais nous construisons à nouveau, Entrepreneur !
Entrepreneur – Espérons que vous avez raison. Car je me demande parfois, et si c’est l’inverse ? Si ça va se terminer par la démolition ? (Ils sortent sur la droite. La lumière intérieure augmente).



Scène Trois (Sklavos, Kardia)



(La pendule frappe douze coups. Sklavos apparaît dans l’entrée).
Sklavos – Quelqu’un ? (Il entre). J’ai dit : il y a quelqu’un ? (Silence. Se parlant à lui-même). J’espère que l’auberge n’est pas abandonnée. Non, il doit y avoir quelqu’un. Autrement, pourquoi y aurait-il un panonceau au milieu du croisement, peint de frais ? (Il s’approche de la réception et crie). Monsieur l’aubergiste ! (Passant un doigt sur la surface du meuble). Pas un atome de poussière, donc… (Il frappe la sonnette du plat de la main). S’il vous plaît !
Kardia – (Apparaît à la porte sur la gauche. Elle est tourneboulée et tente de rajuster ses cheveux et sa robe). À votre service. Vous avez appelé ?
Sklavos – C’est vraiment une auberge ?
Kardia – Bien sûr. Qu’et-ce que vous pensez ?
Sklavos – Je posais la question. Après ce que mes yeux ont vu, tout paraît possible.
Kardia – (Elle s’approche de la réception). Voulez-vous… avez-vous l’intention de passer la nuit ici ?
Sklavos – La nuit, et la journée de demain et la nuit de demain et qui sait combien de jours et nuits de plus ? La manière dont les choses se sont passées…
Kardia – (Coup d’œil vers dehors). Vous avez des bagages ?
Sklavos – Qui penserait à emporter quoi que ce soit au milieu du désastre ? Chacun ne pensait qu’à sauver son âme. Je suis un réfugié, Madame.
Kardia – Vous voulez dire… vous n’avez aucun bagage ?
Sklavos – Je n’ai que ce que je porte sur moi. Omnia mea, mecum porto. (Kardia le dévisage bouche bée). Mais j’ai de l’argent. Ne vous inquiétez pas.
Kardia – Je ne suis pas inquiète.
Sklavos – J’étais un négociant dans mon pays. Connu sous le nom de Sklavos.
Kardia – Sklavos, très bien. J’écris votre nom dans notre livre d’hôtes. (Elle passe derrière le bureau et ouvre l’épais registre). Monsieur Sklavos. Adresse de résidence ?
Sklavos – Résidence ? Même pas de sol où me tenir (Déclamant). « Des villages, des châteaux en ruine, des tours orgueilleuses éventrées, et des corps naguère splendides désormais réduits à l’état de cadavres ».
Kardia – (Perplexe). Alors j’écris « sans domicile fixe ».
Sklavos – C’est ce que nous avons découvert. On croit avoir un domicile fixe, puis un désastre survient et on découvre que c’était tout juste un rêve.
Kardia – Bien. (Elle écrit). Profession, négociant, avez-vous dit ?
Sklavos – Dentelles, boucles, pendentifs, parfums, bijoux…
Kardia – (Hésitant). Je ne dois pas écrire tout ça.
Sklavos – Ecrire quoi ? Tout ça est parti. Qui penserait à ce genre de possessions en de tels moments ? (Déclamant). « Tout ce qu’ils pouvaient ressentir était la peur et la pitié, tout ce qu’ils pouvaient entendre des gémissements, aucune pensée de biens matériels, toutes les pensées étaient pour fuir. » (Silence).
Kardia – (Hésitante). Donc j’écris uniquement « négociant ».
Sklavos – L’un des plus aisés. Si je suis à court d’agent, j’ai de l’or avec moi. De beaux bijoux. Peut-être l’un de vos hôtes…
Kardia – N’y pensez plus. Peut-être que moi-même j’achèterai un petit anneau, si mes économies me le permettent.
Sklavos – Est-ce que vous tenez cette auberge toute seule ?
Kardia – Bien sûr que non ! L’aubergiste est Maître Janus. Je suis sa femme. Asseyez-vous, s’il vous plaît, je vais aller vous le chercher. (Elle tient toujours la plume dans sa main).
Sklavos – Je peux rester assis autant qu’il vous plaira, Dame Janus. Que puis-je faire d’autre que de rester assis ? Pas même attendre quoi que ce soit. Je n’attends plus rien.
Kardia – Il ne faut pas dire cela. La vie a beaucoup en réserve pour chacun de nous à venir.
Sklavos – Et le passé ? Comment oublier les horreurs fixées dans ma mémoire ? (Déclamant). « Les tombes craquaient bruyamment et les cercueils se retournaient, les squelettes dégringolaient, ô quel effrayant spectacle était-ce là ! Au-dessus de nos têtes planaient les vautours ».
Kardia – Excusez-moi de demander, mais votre façon de vous exprimer… bon, c’est aussi une question pour le livre d’hôtes. Lieu d’origine ?
Sklavos – La Crète. Ô, la Crète ! (Déclamant). « Tu étais une source, jaillissante, bénie, rafraîchissante pour toutes les bouches, fameuse partout et au loin, Est, Ouest, et Nord et Sud ».
Kardia – (Ecrivant). Lieu d’origine : Crète. (Elle referme le livre). Ne vous désolez pas. Vous parlerez de vos souffrances avec Janus. Il est compatissant. Un grand cœur. Il comprendra tout. Je n’ai pas d’instruction. (Hâtivement). Mais j’ai entendu parler de la Crète, je vous assure.
Sklavos – Le problème, Dame Janus, c’est que Charon a son horaire. Un homme doit vivre avec ses souffrances jusqu’à ce que la mort vienne le chercher à son temps.
Kardia – Qu’est-ce que vous dites ? Mon mari va vous gronder ! Nous avons tous nos souffrances. Certains ont plus de souffrances que de joies, c’est vrai. Mais tous nous avons quelque espoir, quelque attente.
Sklavos – Alors, qu’attendiez-vous exactement ?
Kardia – Je vais vous le dire, même si je sais que ça va vous paraître drôle. Et pourtant ce n’est ni un mensonge ni une blague. S’il vous plaît, ne riez pas.
Sklavos – Je ne pense pas que je rirai jamais à nouveau. Plus jamais. Alors, n’hésitez pas à me le dire.
Kardia – Mon mari et moi nous avons attendu si longtemps. À dire vrai, il avait plus de patience que moi. Il me répétait : « Sois patiente, Kardia chérie ». Et ce que nous attendions vient de se produire.
Sklavos – Que s’est-il produit ? Qu’attendiez-vous, Dame Kardia ?
Kardia – (Timidement). Vous. (Silence).
Sklavos – (Surpris) Moi ?
Kardia – (Timidement). C’est ça.
Sklavos – Mais vous avez votre chez-vous. Vous êtes deux.
Kardia – Oui, mais… Comment expliquer ? Nous n’étions pas dans notre fonction avant que vous arriviez. Un professeur sans élève est hors de sa fonction, si vous voyez ce que je veux dire. De même un commerçant sans acheteur, un docteur sans malade. De même un aubergiste sans client.
Sklavos – À votre insu, femme, vous m’avez offert une minuscule consolation : je ne suis pas totalement inutile dans ce monde désormais.
Kardia – Quelle idée ! Croyez-vous qu’il y ait une seule personne ou un seul objet totalement inutile dans ce monde ?
Sklavos – Ne le croyez-vous pas ?
Kardia – Non. Tout est nécessaire même si nous ne savons pas toujours pourquoi. Le froid, la pluie…
Sklavos – (Avec intensité et agressivité). Et les tremblements de terre ?
Kardia – Je ne sais pas. Puisque c’est la nature qui les a faits, ils doivent avoir leur utilité d’une façon ou d’une autre.
Sklavos – (Agressif). Vraiment ? Et un voleur alors, ou un assassin ?
Kardia – Ils ne sont pas faits par la nature je pense. (Silence).
Sklavos – (Apaisé). Il se peut que je ne rie plus jamais, ma brave femme, mais j’aurai l’occasion de sourire ici.
Kardia – Je le souhaite. Je vais chercher mon mari. (Elle sort).



Scène Quatre (Sklavos, Janus)



Sklavos – (Examinant les tableaux et les objets). Tout est si étrange. Rien ne ressemble à ce à quoi j’étais habitué. C’est préférable ainsi. Si le sort veut que tu doives commencer une nouvelle vie, il vaut mieux qu’elle soit différente de celle d’avant. Ce qui était avant a mené à la destruction. Si la Crète pouvait parler, voici ce qu’elle dirait (Déclamant) : « Mes enfants se sont conduits en impies. Et pour cette raison, au lieu de palais ils ont des ruines, au lieu de maisons leur trahison. » (Il s’effondre dans un fauteuil et s’absorbe tristement dans ses pensées).
Janus – (Il entre sur la pointe des pieds). Que je ne vous dérange pas.
Sklavos – (Se lève). Le bon aubergiste ! J’aimerais dire : « Heureux de vous rencontrer » mais mon cœur ne peut plus être heureux, Maître Janus. Je dirai simplement que ma peine s’adoucit en ce lieu, où je suis arrivé par hasard.
Janus – Bienvenue, frère. Je ne sais pas si tu es arrivé par hasard. J’ai eu une intuition. Et quand je sens qu’il y a quelque danger quelque part, je laisse la porte ouverte. C’est bien ainsi que tu l’as trouvée ?
Sklavos – Très juste. Et qui plus est, à minuit. Une porte ouverte vaut des monceaux d’or.
Janus – Tu as perdu tes biens, mon pauvre homme, m’a dit Kardia.
Sklavos – Ce n’est pas tout. Ma terre tout entière a sombré. Vous avez dû entendre parler de l’énorme tremblement de terre, l’autre jour, fin mai.
Janus – Commet recevoir des nouvelles ici ? Mais j’ai bien ressenti un malaise. Le monde tremble parfois ici, parfois là. Il y a des terres qui sont détruites par la nature, d’autres par les hommes.
Sklavos – Ce sont les hommes qui provoquent la nature, et elle nous détruit. Elle nous dit (Déclamant) : « Ne me blâmez pas. Le blâme est pour vous ».
Janus – Ça peut arriver, aussi. C’est souvent nous qui sommes à blâmer.
Sklavos – Nous l’avons réalisé. (Déclamant) : « Les gens criaient que Dieu était indigné, c’est pourquoi Il a ouvert précipices et crevasses, et y a englouti notre terre. »
Janus – Il y a des désastres que l’on peut éviter en étant prudent. Mais il y a des choses qui nous dépassent. Ne te tourmente pas avec de telles pensées, frère. Tu as déjà tellement supporté. Repose-toi un peu, pendant qu’on prépare ta chambre.
Sklavos – J’ai de l’argent. Je l’ai dit à Dame Kardia.
Janus – Ne te préoccupe pas de tels sujets maintenant. Essaie de récupérer.
Sklavos – Pour récupérer je dois oublier. Mais je ne veux pas oublier. Ce serait de la lâcheté, et pire. Oublier égale trahir. Tant que je me rappelle et souffre, elles existent toujours, les beautés qui ont péri, les gracieux jeunes gens, la noblesse, les églises et les larges rues admirables des villes.
Janus – Je n’ai pas envie de t’offrir des consolations alors que ta peine est si grande. Mais sache que tu n’es pas tout seul. Tu es l’un parmi des milliers d’affligés. De la beauté et des enfants périssent chaque jour dans le monde. Néanmoins, chaque jour voit aussi la naissance de nouvelles créatures. Un édifice s’effondre là, un autre pousse un peu plus loin.
Sklavos – Je n’ai pas besoin de paroles de consolation. J’ai une raison de vivre. À un enterrement on dit : « Puissiez-vous vivre longtemps pour vous rappeler vos morts. » Voilà la raison. Si je ne les garde pas dans ma mémoire ils mourront une deuxième fois toute la royauté et les enfants engloutis par la terre en convulsion.
Janus – Mais, frère, comment vivre longtemps sans repos, sans une bouchée de pain, sans une gorgée de vin ? (Fièrement). Tout vient de mon sol. Cultivé par mes mains. Je fais aussi mon vin. Je vais aller chercher de quoi nous humecter le gosier.
Sklavos – D’accord. Une goutte.
Janus – Comment, une goutte? Je vais chercher une cruche. Et trois verres, pour que Kardia trinque avec nous. Prends un siège et repose toi. (Il sort sur gauche).
Sklavos – (Il s’assied). Ce saint homme ne m’a même pas demandé ma religion, il ne se soucie pas pour l’argent. Serait-ce que je sois mort et me trouve au Ciel ? (Il penche la tête en arrière et ferme les yeux. Silence).

Scène Cinq (Janus, Kardia, Sklavos)



Janus – (Il entre avec un pichet. À Kardia qui le suit). Peu importe. Du pain et des olives feront l’affaire pour le moment.
Kardia – J’ai coupé une tomate, en plus.
Sklavos – (Il ouvre les yeux). Ne vous mettez pas en peine pour moi.
Kardia – Pas la moindre peine. Cela nous permet à nous aussi de faire une courte pause.
Janus – En compagnie on apprécie mieux la nourriture et une rasade de vin. (Ils placent ce qu’ils tiennent sur la petite table ; Janus verse le vin dans les verres et en donne un à Sklavos pour trinquer). Je bois à ta santé.
Sklavos – Yiasou !
Janus – (Légèrement perplexe). À la vôtre !
Sklavos – Ce n’est pas la bonne réponse. Il faut dire : Yia se sena !
Kardia – Ça sonne bien !
Sklavos – Pendant une fraction de seconde j’ai cru que j’étais revenu à la maison. Dieu vous bénisse.
Kardia – Mangez un morceau, frère.
Sklavos – S’il vous plaît, ne vous méprenez pas sur ce que je vais dire. J’apprécie votre bonté, mais je ne puis juste rester assis et recevoir des présents. Si vous ne voulez pas que je me sente étranger en ces lieux, pour que je me sente moins affligé, laissez-moi faire quelque chose pour aider.
Kardia – Comme quoi ? Couper les tomates ?
Janus – (À Kardia). Laisse-le aider, s’il le souhaite. (À Sklavos). Demain je t’emmène dans le jardin, frère. Un coup de main m’y sera très utile. (Il regarde les mains de Sklavos). Mais tes mains sont blanches comme la neige et molles comme du beurre. (Il rit). Jusqu’à ce qu’elles se soient endurcies petit à petit, tu pourras me tenir compagnie et me faire la conversation. Parler est ce qui me manque le plus.
K – Très bien, qu’il aide au jardin. Mais qu’il ne vienne pas fourrer son nez dans mes affaires. (Elle rit). Je suis la reine du balai et du chiffon.
Sklavos – (Souriant). Une reine a besoin de suivants et de vassaux.
Janus – Kardia n’a pas envie d’avoir des vassaux. Elle veut être entourée d’égaux. Et elle a encore plus besoin de parler que moi, car elle ne supporte pas la solitude.
Kardia – C’est vrai. (Ils mangent un morceau et sirotent leur vin).
Janus – Je comprends ce qu’elle ressent. Ceux qui n’ont jamais vécu dans des lieux encombrés aspirent à être entourés par des foules. Ils pensent que multitude signifie bonheur.
Sklavos – Des foules qui font la fête ou travaillent ensemble sont du bonheur, cela est sûr. Mais le désastre est multiplié par les foules. Pour qui pleurer ? Où commencer ? (Déclamant). « J’ai vu des mères et leurs jeunes tous gisant dans un abattoir, des hommes et des femmes qui vivaient dans la béatitude maintenant éparpillés là où rôde Charon. Et l’une disait : « Mon Père est mort ! La vie n’est plus un plaisir ! » Une autre : « O Mère chérie, où peux-tu être, mon trésor ? »
Kardia – Vous avez traversé d’horribles expériences. Que le sommeil verse du baume sur vous. Votre chambre sera prête dans tout juste une minute. Si vous pouvez attendre…
Sklavos – Mais le sommeil va-t-il verser du baume sur moi ? Avant le désastre, je dormais comme un bébé. Maintenant j’ai peur que le sommeil apporte des cauchemars. Si je vois en rêve les terreurs que j’ai vues en réalité, mon cœur brisé va exploser.
Janus – L’amère vérité est que le sommeil est un temps de solitude, sans personne autour de nous. Néanmoins, notre chambre jouxte la tienne. Si nous t’entendons crier à cause d’un cauchemar, Kardia et moi…
Sklavos – Ce serait affreux que je perturbe votre sommeil au milieu de la nuit. (Ils se lèvent).
Kardia – Evitez d’y penser. Nous avons eu plus de sommeil qu’il ne nous en faut. Des années et des années.
Janus – (Riant). Des siècles.




Scène Six (Rossa, Janus, Kardia, Sklavos)



Rossa – (Elle apparaît sur la porte d’entrée vêtue de noir, pantalon, jaquette. Elle a la mine d’un jeune homme. Elle porte dans le dos un sac noir porte- bébé, ce qu’on appelle « mochila » en Amérique du Sud. Cheveux foncés courts. Elle parle lentement et clairement). Avez-vous du travail pour moi ? (Ils la dévisagent). Je cherche du travail. Je vous en prie !
Janus – Bonsoir, mon petit.
Rossa – (Un peu moins tendue). Pardonnez-moi de n’avoir pas salué. Je ne sais pas où je suis et si vous me comprenez.
Kardia – On vous a très bien compris, pas de souci. De toute façon, mon mari comprend toutes les langues du monde.
Sklavos – (À Janus, curieux). C’est vrai ?
Janus – Ne l’écoute pas. En bon aubergiste, pourtant, je comprends plus ou moins et puis me faire comprendre.
Rossa – Je ne suis pas une mendiante. Nous avons faim et j’ai besoin de travailler.
Kardia – (Elle regardant derrière Rossa). Qui est « nous » ? Vous n’êtes pas seule ?
Rossa – J’ai mon bébé. Je devais le nourrir au sein, mais mes seins sont secs.
Sklavos – (Surpris, à voix basse). Ah ! Ce n’est pas un jeune homme !
Janus – Nous avons des tonnes de lait. Entrez manger un morceau.
Sklavos – Et boire un petit coup.
Rossa – Je ne peux pas payer. Je n’ai que mes mains.
Janus – On arrangera ça plus tard. Entrez, je vous dis.
Rossa – Il vaut mieux que je me mette dans un coin. Si le bébé pleure…
Sklavos – Entrez comme on vous dit. Seuls les mendiants restent sur le seuil.
Rossa – (Elle s’approche timidement). Merci. Que l’ange soit avec vous.
Kardia – (Surprise). Quel ange ?
Rossa – Le bon.
Janus – Prenez des olives et du pain. (Rossa reste debout, gênée).
Kardia – Débarrassez-vous de votre sac à dos, pour commencer. C’est dedans que vous avez votre bébé ?
Rossa – Dans la mochila. Puis-je la mettre là ? (Elle désigne un fauteuil).
Janus – Où vous voulez, mon petit. (Rossa place le sac sur une chaise). C’est un petit garçon ?
Rossa – Une petite fille.
Sklavos – Longue vie à elle ! Mes yeux ont vu tellement mourir qu’une vie nouvelle est un spectacle précieux pour moi.
Janus – Ma femme Kardia a préparé cette petite collation. Mangez un morceau.
Rossa – Juste un peu de pain.
Janus – Comme vous voulez. Kardia va vous apporter un verre. Voulez-vous boire ?
Rossa – Plus tard. Merci. (Elle mange comme quelqu’un qui est affamé mais ne se jette pas sur nourriture).
Janus – (La regarde faire, avec satisfaction). Mon nom est Janus. Mon ami ici présent…
Sklavos – Manolis Sklavos.
Rossa – Que l’ange vous protège. Moi, Rossa.
Sklavos – C’est le nom de votre patrie ?
Rossa – Mon nom à moi. C’est comme cela qu’on appelle une fleur dans mon pays.
Kardia – Ici on dit une rose. Votre nom est Rossa. C’est bien « rose », non ?
Rossa – Je suppose que oui.
Sklavos – Quel est votre pays ?
Rossa – (Doucement). Ne me le demandez pas. Je n’ai plus de pays.
Sklavos – (Secoué). Quoi ? Un tremblement de terre ? Votre sol a tremblé ?
Rossa – Il a tremblé mais j’aimerais que ce soit dû à un tremblement de terre. Ce sont de gens qui nous ont détruits. Ils ont peut-être des cheveux de couleur différente, ils ont peut-être un autre ange ; mais ils étaient des gens comme nous. Oui, des bêtes sauvages seraient plus tendres. J’avais le bébé, autrement je serais restée là-bas pour être enterrée à côté des ancêtres.
Janus – Nous ne courons pas après la mort, ma fille. C’est à elle de nous courir après. Nous la combattons, ou à d’autres moments nous tentons de la fuir. Quand on se bat, on ne pleurniche pas, mais on n’est pas toujours vainqueur.
Rossa – Vous ne m’entendrez pas me plaindre à nouveau. J’ai parlé juste pour que vous sachiez. Mais je dois parler à l’enfant. Elle n’a que moi pour lui apprendre notre langue et lui apprendre ses racines. Vous ne m’entendrez jamais pleurer. Je prendrai soin du bébé et je ferai quelque travail que vous me donniez.
Kardia – (Hésitante). Pour dire vrai j’ai l’habitude de faire le ménage moi-même.
Janus – Une autre paire de main est toujours utile. Et vous devez savoir, Rossa, que la nourriture qu’on gagne a meilleur goût que celle qu’on lui offre.
Rossa – Je sais, Monsieur… (Elle essaie de se souvenir).
Janus – Janus. Mon nom est Janus.
Sklavos – (Avec un sourire en coin). J’ai entendu dire que la nourriture volée a encore plus de goût.
Rossa – (Blessée). Je ne suis pas une voleuse.
Kardia – Il plaisante, ma chérie. Avez-vous remarqué qu’il a même souri ? Nous ne l’avons jamais vu sourire avant que vous veniez. Cela lui fait du bien de plaisanter et d’oublier un peu son chagrin d’avoir perdu sa maison.
Sklavos – Pas moi seulement. Tout le monde. En une fraction de seconde.
Kardia – Et ainsi il a été obligé d’errer loin de sa terre.
Sklavos – (À Rossa, sévère). Mais au moins je suis un homme. Est-il correct pour vous, femme seule, d’errer ainsi au milieu de la nuit ?
Rossa – Je ne suis pas seule. Et pourquoi devrais-je m’interroger pour savoir si les hommes ont le droit d’errer seuls la nuit et pas les femmes, puisque ceux qui ont mis tout leur cœur à détruire ma race ne distinguent pas entre hommes, femmes et enfants ?
Kardia – Demain. Vous discuterez tout ce que vous voudrez demain. Assez maintenant. Le bébé attend d’être nourri, il faut trouver du tissu pour le changer, nos voyageurs doivent prendre du repos.
Janus – Et nous devons nous donner le temps d’aménager notre auberge. Je veux dire, votre auberge. Auberge Esperanto.
Rossa – Permettez-moi de vous aider à l’aménager.
Kardia – On a dit demain. Entrez avec nous maintenant (Rossa prend son bébé). J’inscrirai votre nom dans le registre demain. (Elle sort sur gauche).
Rossa – (Troublée). Je n’ai pas de papiers.
Janus – Nous n’en avons pas besoin.
Rossa – Tout ce que j’ai pu sauver, c’est mon âme ; et sa petite âme aussi.
Janus – Pas besoin d’écrire votre nom dans notre livre des hôtes. Vous n’êtes pas une visiteuse. Vous êtes notre assistante, je devrais dire notre sœur.
Rossa – Puisse l’ange vous apporter tout le bonheur. (Elle sort sur la gauche en suivant Kardia).
Janus – A notre tour, Maître Sklavos. (Il se met en route mais Sklavos l’arrête).
Sklavos – De quel ange cette femme voulait-elle parler, à votre avis ? Vous vous êtes posé la question ?
Janus – Je n’y ai pas pensé.
Sklavos – Peut-être elle ne se réfère pas à nos propres anges.
Janus – Tu t’imagines que les anges se séparent entre les nôtres et les étrangers ? Puisque nous-mêmes, qui ne sommes pas des anges, savons que nous ne devons pas faire de ségrégations, peux-tu croire que les anges dans le ciel ne l’ont pas compris ? En tout cas, Rossa nous veut du bien. Donc il s’agit pour elle d’ange gardien. Comme tu le sais, frère, les anges gardiens appartiennent à tout le monde.
Sklavos – Je souhaite seulement qu’il en soit ainsi.
Janus – C’est comme je le dis. Fais-moi confiance. (Ils sortent. La scène reste vide un court instant).




Scène Sept (Garcin)



Garcin – (Apparaissant dans l’entrée avec un sac de voyage). Nous y sommes. Je suis arrivé quelque part. Quant à la qualité de cette auberge… (Il entre, regarde autour de lui avec préoccupation et dégoût). Quel ameublement ! Dégoûtant ! ‘Je pense qu’à la longue on s’y fait. Tout de même je ne me serais pas attendu’… (Il dépose son sac près d’un fauteuil ; s’approche des tableaux, l’un après l’autre, et les contemple). Du mauvais goût en peinture. Vieillot. Qui sait à quel siècle ils appartiennent ! (Il fait le tour de la pièce). ‘Et pas un seul miroir !’ (Arrivé à la réception, il examine ce qui se trouve dessus. Il touche le bateau en miniature, ouvre le livre d’hôtes, examine la sonnette). ‘C’est une sonnette, là ? Je peux donc sonner quand je veux ?’ Il doit bien y avoir un aubergiste. Dois-je l’éveiller dans la nuit ? Laisser la porte ouverte signifie que tout un chacun peut entrer. (Ricanant). Mais qui voudrait entrer dans un tel lieu ? Ceux qui sont obligés de le faire, à mon avis. (Il réfléchit). Je vais attendre le matin. Que pourrait-il m’arriver de pire ? ‘Je ne regarde pas la situation à la légère et je suis très conscient de sa gravité. Mais je n’ai pas peur’. (Il s’éloigne du bureau en direction du fauteuil à côté duquel il a déposé son sac). Si un aubergiste se montre dans la matinée, je lui expliquerai que je n’ai besoin de rien de plus que d’un peu d’espace tranquille. ‘Personnellement, je préférerais rester seul : il faut que je mette ma vie en ordre et j’ai besoin de me recueillir’ (Il regarde autour de lui). Où puis-je bien être ? ‘Eh bien, c’est le hasard’. Normalement la porte devrait être fermée. En tout cas elle devrait se fermer en claquant derrière moi. Ça serait normal. C’était le plan initial, à mon avis. Je devrais rester derrière des portes fermées. Bon, je réfléchirai sur tout ça demain. Où que je sois, je me sens complètement épuisé maintenant. (Il appuie sa tête sur le dossier du fauteuil, étend les jambes, ferme les yeux et s’endort. La lumière intérieure faiblit).




Scène Huit (Architecte, Entrepreneur)



Architecte – (Il entre par la droite, avance vers la salle regardant un plan sur un rouleau qu’il déroule d’un côté et enroule de l’autre. Il appelle quelqu’un derrière lui). Où es-tu, mon vieux ?
Entrepreneur – (Il entre et regarde Garcin). Parlez plus bas, Patron. On n’est pas tous seuls.
Architecte – Quand nous sommes absorbés dans notre travail, il n’y a rien d’autre. Il y a seulement toi et moi. Autrement les choses n’avanceront pas.
Entrepreneur – Mais on ne doit pas déranger, n’est-ce pas ?
Architecte – Ceci est une affaire personnelle. En ce qui me concerne, ma concentration ne doit pas être distraite même si le tonnerre gronde tout autour. J’en connais qui perdent le cours de leurs pensées si on murmure tout près. Alors, concentre-toi, je te prie.
Entrepreneur – Bien sûr. (Il regarde le plan). Oh ! Majestueux ! Et ça, qu’est-ce que c’est ? (De l’admiration son ton change en étonnement). Honnêtement, qu’est-ce que c’est, Patron ? Je n’ai jamais vu un tel genre de construction.
Architecte – Ce serait triste d’en rester à ce qui s’est vu avant, dit avant, fait avant. Comment une nouvelle ère commence-t-elle, Entrepreneur ?
Entrepreneur – Je ne sais pas. Comment commence-t-elle ?
Architecte – Avec la nouveauté. C’est ainsi qu’on mesure le temps. Autrement, quel est le sens d’une nouvelle décennie, d’un nouveau siècle, ou d’un millénaire ? Le temps est indivisible. Il se marque seulement par la nouvelle création.
Entrepreneur – Ceci est certainement une nouvelle création. Mais, Patron, serons-nous à la hauteur ? Je n’ai pas l’expérience d’une telle construction. Je ne connais pas les matériaux, je ne sais pas comment les utiliser. En d’autres termes, je dois apprendre un nouvel art depuis le début pour m’occuper de ceci.
Architecte – Tu ne veux pas apprendre un nouvel art ?
Entrepreneur – Je veux tout apprendre, si mon cerveau et mes mains en sont capables. Je dois vous avouer quelque chose, pourtant. On dit que si on confesse un péché, ce n’est plus un péché, d’accord ? Quel que soit le nombre des nouvelles choses que j’apprends, je regretterai toujours mon ancien art. Il fait corps avec moi, si vous voyez ce que je veux dire.
Architecte – Je le vois. Mais tu dois savoir qu’un jour cette nouveauté, ici, elle aussi aura fait corps avec toi. C’est comme ça. Pas en un jour. Graduellement. C’est comme je te dis. Et quand quelque chose de nouveau se présentera à nouveau, tu regretteras cette chose-ci.
Entrepreneur – C’est ce que vous pensez, Patron ?
Architecte – Pour sûr. Un jour tu te rappelleras mes paroles. (Sur le plan). Ce que tu vois sur le sol est le dernier étage. Il sera soulevé et en dessous, sur le sol, le plancher en dessous sera construit. Et ainsi de suite. La construction se fera de haut en bas. Qu’en penses-tu ?
Entrepreneur – C’est comme qui dirait… bizarre. J’ai un autre souci aussi, si vous me permettez d’en parler.
Architecte – Tu y arriveras, nous l’avons dit.
Entrepreneur – Je ne veux pas dire cela. Je veux dire que Dieu peut s’irriter de choses aussi peu naturelles.
Architecte – Dieu est irrité par l’uniformité. Elle l’ennuie. Détends-toi ! Dieu est avec nous.
Entrepreneur – Espérons-le. (Ils bougent pour sortir à droite. Il s’arrête perplexe). Autre chose : est-ce qu’il y a un homme ici ou est-ce que je l’imagine ?
Architecte – Il y a. Et tu l’imagines. (Ils sortent à droite. Lumière intérieure vive).




Acte II




Scène Un (Janus, Garcin)



Janus – (Entrant par la gauche avec un panier vide, il se dirige vers la porte d’entrée. Il voit Garcin et s’arrête). Qu’est-ce que nous avons là ? Un autre nouveau venu ! Est-ce aussi un réfugié? Est-ce qu’il est en fuite ? C’est une bonne chose que je laisse la porte ouverte quand j’ai une prémonition. Vais-je l’éveiller ? Je préfère qu’il se repose tout son saoul. Je vais cueillir des fruits pour notre déjeuner. On a du monde à nourrir maintenant. (Il marche sur la droite).
Garcin – (Il s’éveille et bondit sur ses pieds). Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que vous faites ici ?
Janus – (Il se retourne et sourit aimablement). Ce que je fais ici ? Je suis l’aubergiste. Tu es arrivé dans la nuit, jeune homme, et tu as pris du repos. Tu as bien fait. Mon nom est Janus…
Garcin – Janus ? Comme le dieu des portes ? A double visage ?
Janus – Quand on gère une auberge on doit être un peu de tout. Portier, comme tu l’as dit, groom, jardinier. (Il montre le panier). Et porteur si besoin est. Je suis tout cela et encore davantage ; mais je n’ai pas deux visages. (Blessé). Ça, non ! Je dis tout de go ce que je pense.
Garcin – Je ne voulais pas dire hypocrite. Je voulais dire qui a deux visages, un qui regarde devant, et un derrière, vers le passé comme vers l’avenir.
Janus – Ça oui. Sagement dit. Bien que tu sois jeune, il semble que tu es sage, mon fils.
Garcin – C’est mon créateur qui est sage. Il est un philosophe, pour être exact.
Janus – Qui ?
Garcin – Mon créateur.
Janus – Dieu ?
Garcin – Pas réellement un dieu.
Janus – Ton créateur, as-tu dit.
Garcin – C’est un écrivain. Il a écrit sur moi.
Janus – Bien pour toi. Tu as dû faire quelque chose de grand.
Garcin – Grand ou honteux, je ne sais.
Janus – Qu’est-ce qu’il en pense, lui ? Tu ne le lui as pas demandé ?
Garcin – J’ai demandé. Il n’a pas répondu.
Janus – Et pourquoi non ? Il devait clarifier la situation. Peu importe, tu m’en parleras et on trouvera si tu as fait bien ou mal.
Garcin – C’est ce que je me demande tout le temps, et cela me tourmente.
Janus – Nous trouverons. Tu ne vas pas tarder à rencontrer ma femme. Nous agissons toujours de concert, Dame Kardia et moi.
Garcin – Le faites-vous exprès, Janus, ou est-ce une coïncidence ? Le nom de votre compagne est bien aussi Kardéa ?

Janus – (Il corrige). Kardia. Mais que veux-tu dire par « aussi » ? La coïncidence que tu mentionnes est que, lorsque je l’appelle par son nom, on peut l’associer avec « cœur », comme dans cardio- quelque chose. Je dis tout simplement son nom et on peut croire que je l’appelle « mon cœur ». Peu importe. (Riant). C’est même bien, car j’ai les deux dans ma tête. « Kardia, mon cœur ». Quel est ton nom ?
Garcin – Garcin.
Janus – Arsène ? Arsenius ? Tu as dû hériter de la sagesse de ton homonyme. As-tu entendu parler d’Arsénius le Grand ? On dit qu’il enseignait à Rome. Il y a longtemps. Il enseignait les enfants d’un empereur alors. L’empereur Théodosius. Lui aussi était grand. Théodosius le Grand.
Garcin – Mais mon nom est Garcin, pas Arsenius.
Janus – Tous les noms se valent, Garcin. Nous apprendrons le tien, aussi. Attends ici que je t’apporte des fruits pour te rafraîchir. Tu n’as pas vu mon jardin quand tu es arrivé dans la nuit. C’est le paradis. Mon verger a dix espèces de fruits chaque saison. Sans compter les herbes aromatiques qui y poussent. Je vais dire à Kardia de t’en préparer une tisane tandis que nous parlons ; veux-tu une infusion ou de la sauge ?
Garcin – À votre convenance. Je bois habituellement du nescafé ; mais…
Janus – Nous n’avons pas ce genre de plante aromatique. Mais nous en avons beaucoup d’autres : menthe, cannelle, thym…
Garcin – Je prendrai ce que vous avez.
Janus – Bien. Attends-moi là assis. Je reviens. (Il va vers la droite, se ravise et se retourne). Hé ! Ne vas pas te plonger dans tes pensées et te tourmenter jusqu’à ce que je revienne. Nous résoudrons tes problèmes ensemble comme nous l’avons dit. (Il sort).
Garcin – (Pensif). Il y a quelque chose d’étrange en ce lieu. L’aubergiste ressemble à un jardinier. Pourquoi pas ? Janus était le Dieu de l’agriculture. Je ne l’imaginais pas ainsi. Je l’imaginais différent. Je ne saurais dire comment exactement : fermé, austère. Il est tout juste le contraire. Il y a quelque ironie pourtant. Le panonceau dit que l’auberge s’appelle Esperanto. Cela veut peut-être dire qu’ici on comprend toutes les langues ? Ou ça veut dire qu’il y a de l’espoir ? Dum spiro spero, comme nous avions coutume de dire à l’école. Peut-être cela veut-t-il dire les deux. Autre chose à laquelle je ne m’attendais pas. « Spero » ! Mais que puis-je espérer, puisque je ne sais pas si j’ai refusé héroïquement de tenir un fusil, pour ne pas être amené à tuer, ou si je suis un lâche, un tire au flanc, déserteur, qui a abandonné ses camarades sur le champ de bataille pour sauver sa peau ? (Il se frappe le visage de ses deux mains).




Scène Deux (Sklavos, Garcin)



Sklavos – (Il entre par la gauche. Il voit Garcin en train de se taper la tête et se précipite sur lui, indigné). Eh, l’ami ! Jeune homme ! Que fais-tu ? Tu es fou ?
Garcin – C’est du théâtre. Ne vous en faites pas. Vous appartenez à l’auberge, vous aussi ? Employé ?
Sklavos – Faudrait-il faire partie de l’auberge pour ne pas rester indifférent ?
Garcin – Merci pour l’intérêt. Permettez-moi de me présenter. Mon nom est Garcin.
Sklavos – Arsène ?
Garcin – Si vous préférez.
Sklavos – Je suis Manolis Sklavos.
Garcin – L’écrivain ?
Sklavos – Un négociant.
Garcin – Oui, mais je veux dire, est-ce que vous écrivez ?
Sklavos – Non. Bien que…
Garcin – Ne venez-vous pas de Crète ?
Sklavos – Tu l’as deviné à ma manière de parler, n’est-ce pas ?
Garcin – Et vous n’avez pas été inspiré par la calamité survenue à votre île pour en écrire?
Sklavos – J’ai l’intention de le faire. Si je ne raconte pas ce qui s’est passé, mon cœur va se briser. (Déclamant). « Ô Crète, je tremble de narrer ton malheur, ta peine ; ton passé était oh ! tellement beau ! Mais il n’y a pas de demain ».
Garcin – (Déclamant). « Et qui a pu ternir, Crète mon amour, la beauté de ton éclat, et laisser effondrés tous tes immeubles, dans un tas de ruines ? »
Sklavos – (Le fixant intensément). Tu étais là lors de la catastrophe, ami ?
Garcin – Non ; mais j’ai lu des récits de votre tremblement de terre, cher monsieur Manolis Sklavos.
Sklavos – Appelle-moi Maître Sklavos et sois clair. Quoi donc ? Déjà la nouvelle a donné lieu à des récits, et tu les as lus ?
Garcin – L’événement tragique de mai quinze cent huit, je crois ?
Sklavos – Eh, oui. Pourquoi le demandes-tu ?
Garcin – Bon. Je l’ai su.
Sklavos – J’ai l’intention de prendre une feuille de papier et un crayon un de ces jours et, bien que mon cœur soit déchiré, de m’asseoir …
Garcin – Oui, vous le ferez, Maître Sklavos, je vous le garantis.
Sklavos – Je peux même commencer ici où je me suis trouvé. C’est un coin bien tranquille. Hospitalier. Et l’aubergiste, Janus…
Garcin – Connu dans le monde entier…
Sklavos – (Soupçonneux). Quoi ? Tu sembles en savoir trop ! Je n’ai jamais entendu parler de lui. Mais c’est un homme bien, un cœur d’or. Quand tu connaîtras mieux notre Maître Janus…


Scène Trois (Janus, Garcin, Sklavos)

Janus – (Il entre avec un panier plein de fruits). Vous parliez de moi, à ce que j’entends…
Sklavos – Nous ne parlerions pas de vous dans votre dos !
Garcin – Ce serait impossible. Janus voit derrière son dos aussi.
Janus – Ce qui est certain est que j’entends à la fois devant et derrière. Alors ? Qu’est-ce que vous disiez sur moi ?
Garcin – En gros, nous nous sommes présentés l’un à l’autre, et puis…
Janus – Est-ce convenable ? J’avais espéré être celui qui vous présenterait tous les deux. (À Garcin). Maître Sklavos t’a-t-il dit quel était son métier, dans son pays ? Dentelles, boucles, pendentifs, parfums… (À Sklavos). C’est bien ça, non ?
Sklavos – Vous avez omis la chose la plus importante : les bijoux. J’en ai sauvé quelques-uns, mais que peut-on faire au milieu d’un tel désastre ? (Déclamant). « Nobles, pauvres et riches pareillement, tous pleuraient la perte dans l’effroi, s’arrachant la barbe et les cheveux, hurlant de toute leur force ».
Garcin – (Déclamant). « Sous les ruines, de centaines de riches et de pauvres, tous ensemble. Le matin on sortait des cadavres sans nom, sans visage. La Mort étendait ses ailes partout».
Janus – (À Garcin, curieux). Comment connais-tu tout ça ?
Sklavos – Il ne le connaît pas très bien ; nous disons Charon, pas la Mort.
Janus – C’est un détail. Il semble en connaître un bout sur les tremblements de terre, en tout cas. (Il place le panier sur la table). Venez, servez-vous, amis. Mes arbres et moi vous offrons des fruits bien frais.
Garcin – Un grand merci. (Il s’approche du panier). Des mandarines ! Mon fruit préféré ! (Il en pèle une et fait circuler. Janus prend un quartier. Ils mangent).
Sklavos – Sucrée comme du miel ! (À Garcin). D’où viens-tu, si je puis me permettre ?
Garcin – De la guerre.
Sklavos – Ce n’est pas ce que je demandais. (Il réfléchit). De quelle guerre, néanmoins ?
Garcin – Une guerre où je ne voulais pas aller. J’ai un problème à résoudre sur ce point, aussi je vous en prie, faites ce que vous avez à faire et oubliez-moi. Je ne suis pas là.
Sklavos – Alors, où êtes-vous ?
Janus – Il veut dire qu’il lui faut quelque part pour réfléchir tranquillement. (À Garcin). Tu trouveras ce lieu tranquille ici, mon garçon. Nous sommes une petite compagnie, deux ou trois personnes, chacune avec son grief personnel. (On entend pleurer un bébé).
Garcin – (Froidement). Vous avez un bébé, à ce que j’entends.
Janus – Ce n’est pas le mien et celui de ma femme mais les enfants doivent être pris en charge par tous. Sa mère est persécutée et, si elle n’avait pas trouvé notre porte ouverte, elle n’aurait pas pu tenir plus longtemps.
Garcin – Comment alors pouvez-vous dire que j’aurai de la tranquillité si le bébé hurle à volonté ?
Janus – Il pleure rarement, petit ange. Et un bébé qui pleure n’interfère pas avec la tranquillité de qui que ce soit. Crois-moi.
Sklavos – (À Garcin, en confidence). Sa mère a les cheveux courts, comme ceux des pécheresses qui sont soumises à la tonte en Crète. De là d’où je viens, plus une femme a des cheveux longs, plus elle est respectable. (Il soupire, déclame). « Crète, dans le monde tu es un joyau de prudence et de fierté. »
Janus – C’est bien pour un homme d’aimer sa patrie, frère, mais il ne devrait pas juger mauvais ce qui est différent de ce à quoi il est habitué là-bas. Même si la femme en fuite avait été tondue ras, elle serait digne de respect, parce qu’elle protège son bébé nouveau-né.
Garcin – Mais est-il juste de chasser de chez elle une femme avec un bébé nouveau-né ?
Sklavos – Ne cherche pas à démêler ce qui est juste. Les hommes sont devenus tellement injustes que Dieu a décidé de les balayer tous de sa Terre.
Janus – Ne redis jamais cela, Maître Sklavos. Est-il jamais possible que le Créateur décide de détruire ses créatures ?
Garcin – Pourquoi poser cette question et pas cette autre : ses créatures ont-elles le droit de détruire la nature ? Est-ce qu’elle leur appartient ? Quelqu’un en a-t-il fait présent à l’Homme ? Non ! Et pourtant, regardez autour de vous. Destruction, destruction… Je ne parle pas des désastres naturels, comme ceux qu’a connus Maître Sklavos. Je parle de nos propres méfaits.
Janus – Ce que tu dis est parfaitement juste. J’ai su dès le premier instant que tu étais aussi sage que ton créateur, celui que tu viens de mentionner. Pourtant, dans ce coin de monde nous pouvons avoir nos propres règles. N’est-ce pas ? (Il attend une réponse). Nous le pouvons. Croyez-moi. C’est pourquoi, amis, bien que j’apprécie votre compagnie, je dois aller traire la chèvre. (À Sklavos). As-tu une idée comment traire un animal, Maître Sklavos? Comment le saurais-tu, puisque tu es un homme de la ville et un négociant ? Viens voir comment on fait, et si tu veux, tu peux essayer. (À Garcin). Tu peux rester à méditer sur tes problèmes si tu préfères, mon fils.
Garcin – Non, je peux méditer plus tard.
Janus – Alors, viens avec moi prendre un bol d’air frais. (Aux deux). Vous verrez aussi notre puits. Il est profond, jusqu’à l’extrémité de la terre. N’ayez pas peur de son eau. Elle est très pure. Mais faites attention de ne pas vous pencher au-dessus du bord du puits. Qui tomberait dedans ne pourrait être sauvé. (Ils marchent vers la droite). Il est profond, jusqu’aux profondeurs de la terre (Ils sortent).
Scène Quatre (Rossa, Kardia)

Rossa – (Entrant avec le bébé sur ses bras, elle lui chante une berceuse. Les trois premiers vers et le tout dernier sont lents et doux. Les trois vers sont allegro, plus rapides et plus forts. Les six vers suivants sont de plus en plus coléreux et révolutionnaires).

Dors, dors, mon négrito, car ta maman est aux champs, oh négrito.
Dors, dors, mon Movila, car ta maman est aux champs, oh Movila.
Elle est partie chercher des petits souliers tout pour toi.
Elle est partie chercher des côtelettes pour toi.
Elle est partie chercher des fruits juteux pour toi.
Elle est partie chercher beaucoup de choses pour toi.

Mais si le bébé ne dort pas, vient le diable blanc et hop !
Il avale ton petit pied, chica boom! a chica boom! a-boom a chica boom!

Elle trime, elle trime tout le long du jour, elle trime, oh oui !
Pour gagner son pain, pour son bébé, elle trime, oh oui !
Elle se donne du mal et crache le sang, elle trime, oh oui !
Elle trime mais elle ne reçoit pas son dû, oh oui !
Mais pour son bébé, elle continue, oh oui ! Oh oui !

Dors, dors, mon négrito, car ta maman est aux champs, oh négrito.

Kardia – (Elle entre en portant un seau et une serpillière. Elle s’arrête pour écouter). C’est ce qu’on appelle une berceuse dans ton pays ? Ça devrait plutôt s’appeler un chant d’éveil. C’est miracle que tu n’aies pas réveillé ta fille qui venait de s’endormir. (Elle pose ses ustensiles au milieu de la pièce et s’assied). Ton cœur est rempli de souffrance, mais ta fille dans tes bras est un trésor. La mère de l’Enfant Saint aussi s’est enfuie de chez elle comme toi, pour sauver l’enfant qu’elle allait mettre au monde. Elle a trouvé une étable comme abri ; tu as trouvé notre auberge. Connais-tu l’histoire de la Mère de Dieu qui a donné naissance à l’enfant Jésus sans être inséminée par un homme ?
Rossa – Si la magie s’en mêle, tout peut arriver. Mon grand-père savait des tas et des tas d’histoires. L’homme peut engendrer l’animal, et l’animal l’homme. Les êtres ne sont pas aussi séparés qu’ils semblent l’être.
Kardia – Nous avons de drôles d’histoires aussi. Une fille née de la tête de son père ; un garçon de la cuisse de son père. Tu entends? Sans faire intervenir un utérus de femme ! Un homme a été changé en cygne pour être avec la dame qu’il aimait. Une jeune femme fut transformée en rossignol pour échapper à un châtiment.
Rossa – C’est tout juste ce que j’essayais de vous dire. Les êtres ne sont pas aussi séparés qu’ils semblent l’être. Peut-être moi aussi ai-je été transformée en oiseau pour voler jusqu’ici. Et puis changée à nouveau en femme. (Kardia rit). Ne riez pas. Beaucoup de choses magiques arrivent dans le monde.
Kardia – Que la bonne magie arrive ; mais pas la mauvaise magie.
Rossa – Croyez-vous que le bon et le mauvais soient aussi séparés qu’ils le paraissent ? Il y a un petit animal appelé carbunculus. Les dragons ont caché un joyau dans sa tête. Avez-vous une idée des souffrances que les gens endurent pour le trouver ?
Kardia – Quelqu’un l’a-t-il déjà trouvé ?
Rossa – Personne. Et personne n’a vu l’animal pour nous faire savoir si c’est un oiseau ou un mammifère, s’il a des ailes ou de la fourrure.
Kardia – Alors à quoi bon ce… carbunculus ?
Rossa – Eh bien, cela fait voyager les gens à sa recherche. Ils endurent les pires difficultés mais ils voient aussi des choses admirables en chemin. (Silence). Nous avons d’autres créatures magiques, aussi. Avez-vous entendu parler des cambiangos ? Ce sont des gens qui peuvent se transformer en tigres. Un général en avait un bataillon entier ; aussi il gagnait toutes les guerres.
Kardia – (Riant). Tant mieux pour lui, tant pis pour ses ennemis. Tu as raison de dire que le bien et le mal ne sont pas aussi séparés qu’ils semblent l’être. (Elle se lève pour partir). Il faut que je m’occupe de nettoyer.
Rossa – Laissez-moi nettoyer. Pour me sentir chez moi il faut que je partage des responsabilités.
Kardia – Occupe-toi de ton bébé d’abord ; après tu pourras me donner un coup de main, si tu veux. Mais on ne devient pas amies si tu ne me tutoies pas.
Rossa – D’accord. Alors ne pars pas si vite. Reste assise un peu plus pour que je te raconte les animaux magiques de mon pays.
Kardia – Vas-y. Néanmoins, pas de choses effrayantes.
Rossa – Tous les animaux magiques ne sont pas effrayants. Mais s’ils le sont, ce n’est tout de même pas moi qui les ai créés !
Kardia – Commence avec les moins effrayants, alors.
Rossa – Il y a des oiseaux qui se nourrissent d’argent et d’or. Ceux qui se nourrissent d’or ont des ailes en or. Les autres ont un plumage en argent.
Kardia – Bon. Il n’y a rien d’effrayant dans cette histoire.
Rossa – Mais si. L’oiseau nommé alicanto devient très lourd à cause de tout le métal qu’il mange et il ne peut pas voler.
Kardia – Janus a raison de dire que nous vivons mieux sans or. Assez de tes histoires maintenant. Gardes-en pour les longues soirées d’hiver devant la cheminée.
Rossa – Laisse-moi seulement te parler du hualiaepen, car tu dois en être informée. Heureusement je n’ai pas entendu hurler ces amphibies quand j’étais enceinte. Celles qui l’entendent donnent naissance à des bébés déformés.
Kardia – Il est heureux que nous n’ayons pas de tels amphibies par ici, autrement je n’oserais pas avoir de bébé.
Rossa – Sais-tu comment on tient un bébé ? (Elle se lève et tend son bébé).
Kardia – Donne-le moi. Mais je ne veux pas te voir nettoyer le plancher pendant que je suis assise.
Rossa – Tu feras aussi un travail. Tu lui chanteras l’une de vos berceuses. Tu t’en rappelles une ?
Kardia – Celle que ma mère nous chantait. (Elle prend le bébé). Reste assise, écoute pour l’apprendre toi-même. Puis j’apprendrai ton chica boom. (Elle regarde le bébé tendrement). Elle est si douce à toucher ! (Elle chante).

« Maître Sommeil, qui prends les petits enfants, prends le mien parmi les autres.
Je te donne un tout petit bébé, ramène-le moi un grand garçon.
Fort comme un roc, haut comme une colline, large comme un chêne.
Ses longs cheveux au vent flottant libres comme volent les oiseaux.

Maître Sommeil, viens, prends mon enfant, porte-le jusqu’aux jardins.
Cueille des roses du rosier, remplis ses poches de fleurs.
Les roses pour sa maman. Les feuilles pour son bon père.
Les tiges d’or de chaque rose pour sa grand-mère. »

Rossa – (Toujours debout). C’est une berceuse pour les temps de paix et de calme. C’est ainsi que les bébés devraient venir au monde, non comme ils naissent dans mon pays. Où est la grand-mère de ma fille maintenant ? Est-elle en vie ? Qui sait ? Et où est son bon père ? Dans une tombe. Notre vie passée était juste un rêve.
Kardia – Très bien si c’est un rêve, mais sans devenir un cauchemar. Viens, rentre ta fille toute rose et laisse-là dormir pendant que je nettoie la salle.
Rossa – Ne voudrais-tu pas avoir un bébé à toi ?
Kardia – Si. (Elle donne le bébé à Rossa).
Rossa – Pourquoi n’en avez-vous pas ? Vous devez être mariés depuis un certain temps.
Kardia – (Souriant). Depuis des siècles. (Silence). Maintenant que tu es là, et d’autres personnes autour de Janus et de moi, je veux un enfant. C’était trop calme avant. Le vide m’effrayait.
Rossa – Ce qui m’effraie, c’est le bruit et le mouvement. J’imagine le paradis comme ici. Si seulement mon homme était là ! Mais tu sembles ne pas aimer le calme.
Kardia – S’il est excessif, si rien ne change, on ne sait pas quand le lendemain arrive, ni la prochaine saison, ni la prochaine année. Ne crois pas dans les descriptions qu’on nous fait du Paradis. Mon idée c’est qu’il s’y crée du nouveau. Autrement il serait ennuyeux. Si tu n’étais pas venue, si les autres n’étaient pas venus, j’aurais pu vieillir sans m’en apercevoir.
Rossa – Ceux qui ont le temps de vieillir sont chanceux. Dans mon pays on ne voit pas des jeunes hommes et des jeunes femmes en tenue de mariage, mais avec une balle dans le crâne.
Kardia – (Secouant tristement la tête). Au lieu de s’étendre sur le lit conjugal, ils gisent dans des tombes.
Rossa – La tumba. C’est le mot que nous utilisons là-bas. Mais ce n’est pas la pire manière de mourir. Oublie, tu ne veux pas savoir.
Kardia – Dis.
Rossa – J’ai promis de ne pas vous chagriner, je ne devrais pas parler ainsi.
Kardia – Peu importent les promesses. Je verrai à travers tes yeux ; mais tu verras aussi à travers les miens les joies simples de la vie : oiseaux et fleurs, herbe et chèvres…
Rossa – Je dois regarder devant moi et non en arrière. Mais je ne veux pas oublier.
Kardia – C’est exactement ce que maître Sklavos disait à Janus. Il pense que c’est trahir que d’oublier le drame de son pays. S’il ne permet pas aux souvenirs de le tourmenter, il croit que les lieux et les gens qu’il aimait, et qui n’existent plus, vont périr à tout jamais.
Rossa – Alors Maître Sklavos est mon frère, même s’il ne le sait pas, même si je lui fais l’impression d’une étrangère. Pourtant…
Kardia – Quoi ? Dis !
Rossa – Je ne suis pas sûre que Maître Sklavos a vu le pire : des bébés déjà ridés et ratatinés comme des vieillards, à cause de la famine. Des petits corps mourants qui gisent avec les yeux grands ouverts remplis de désespoir.
Kardia – (Gémissant). Rossa !
Rossa – Je suis désolée ! Vraiment désolée ! Je n’aurais pas dû. (Elle regarde son enfant). « Maître Sommeil, qui prends les petits enfants »… qu’est-ce qui vient après dans ta berceuse ?
Kardia – « Prends le mien parmi les autres ».
Rossa – Jusqu’à ce que tu en aies un à vous, avec la volonté du ciel, tu peux tenir mon bébé, chaque fois que tu veux.
Kardia – Pas seulement le tenir. Je vais apprendre à lui donner un bain, le nourrir, m’entraîner pour mon bébé, pour plus tard. Rentre maintenant et laisse-moi nettoyer le plancher. Ne te hâte pas de revenir tant que le plancher est humide, ou nous aurons une querelle. (Elle rit). Ce ne serait pas mal d’avoir une querelle de temps en temps. Je ne peux pas avoir de querelle véritable avec Janus. Il est trop bon.
Rossa – Quelle perspective ! Avoir des querelles !
Kardia – (Souriant). C’est important, crois-moi. (Rossa va vers la gauche). Besoin de quelque chose ?
Rossa – Besoin de quoi ? Je suis comme une reine ici.
Kardia – Ne crois pas que les reines vivent comme nous, ma chère ! Tu devrais en voir une… (Elle nettoie. Rossa sort).
Scène Cinq (Kardia, Garcin)

Garcin – (Entrant). J’ai appris à traire une chèvre, Dame Kardéa.
Kardia – (Corrige). Kardia. (Elle arrête de passer la serpillière). Comment es-tu venu ici, jeune homme ?
Garcin – J’aimerais le savoir. Je fouinais, j’ai trouvé votre porte ouverte et je suis entré, me sentant las et épuisé.
Kardia – Grâce à mon époux, cœur ouvert, portes ouvertes.
Garcin – Grâce à vous surtout, déesse des huis.
Kardia – Quels huis ? Et quand as-tu vu une déesse avec une serpillière ?
Garcin – Je sais de quoi je parle. J’ai passé ma vie à lire des livres. Vous devriez être fière de votre mari.
Kardia – Bien sûr que je le suis. Tu n’imagines pas quel puits de science il est. Un sage. Tu vois cet objet là-bas ? (Elle indique un bateau modèle sur le bureau). C’est lui qui l’a fait de ses mains. Ce n’est pas un ornement. C’est un véritable bateau en miniature : tout y est à sa place ; tout à la bonne dimension. Si on le lance, il peut voyager jusqu’à l’autre bout de la Terre.
Garcin – Je savais qu’il est un spécialiste de la construction navale.
Kardia – Tu savais des choses sur Janus avant d’arriver ici ?
Garcin – Naturellement.
Kardia – Je lui dirai qu’il est célèbre, pour le rendre heureux.
Garcin – Il le sait. N’avez-vous pas dit qu’il est un sage ?
Kardia – Juste. Pourtant je ne l’ai pas choisi parce qu’il était célèbre. Je l’ai choisi pour son bon cœur. Laisse-moi expliquer combien il a le sens de l’hospitalité. Il ne discrimine pas les gens selon la race, les autres langues, la religion, pas de religion ; c’est tout un pour lui. Seulement quand les vents froids ne soufflent pas, quand il n’y a pas de nuages noirs dans le ciel, quand tout lui sourit, alors seulement ferme-t-il la porte. Pourtant il est tellement humble qu’on le prendrait pour un paysan.
Garcin – Moi, l’homme cultivé, j’ai appris de lui quelque chose de totalement nouveau aujourd’hui.
Kardia – (Riant, elle active à nouveau sa serpillière). À traire. Très bon pour toi. Quelle impression cela t’a-t-il fait ?
Garcin – Tout à fait sensuelle.
Kardia – (Elle arrête la serpillière). À savoir ?
Garcin – Comme toucher une créature vivante.
Kardia – La chèvre ? Mais c’est une créature vivante. Est-ce qu’on peut traire une chèvre morte ? Reste où tu es jusqu’à ce que le plancher soit sec. (Elle passe la serpillière). J’ai presque fini.
Garcin – Je voulais vous demander : avez-vous un miroir quelque part ?
Kardia – Oh, il vous en faut un ? Malheureusement nous n’en avons aucun.
Garcin – Où vous regardez-vous alors ? (Kardia se penche sur son balai).
Kardia – Voyons… Nous nous regardons l’un l’autre, Janus et moi.
Garcin – Faute de se regarder dans un miroir on peut ne pas être sûr d’exister.
Kardia – Ce serait drôle si nous attendions du miroir qu’il nous dise ça. Si je n’existais pas, qui aurait passé la serpillière sur le plancher ?
Garcin – Vous avez raison. Un miroir est une preuve extérieure de l’existence. Pour moi le problème est essentiellement intérieur. Existentialiste.
Kardia – À savoir ?
Garcin – Si j’existe, pourquoi est-ce que j’existe ? Une autre existence dans la masse amorphe ? Ou vais-je m’extraire de la masse par quelque acte personnel ? Je suis un pacifiste. Je préfère me tenir devant le peloton d’exécution plutôt que de prendre un fusil.
Kardia – Si Rossa t’entend dire cela, elle va t’adorer. Elle a souffert des guerres.
Garcin – Les guerres viennent d’en haut. Si cela dépendait des peuples, il n’y aurait pas de guerres.
Kardia – Dès que le plancher sera sec, j’appellerai Rossa pour qu’elle te connaisse. Elle aurait besoin de quelques mots de consolation. Elle est en grand deuil. Sa petite fille est orpheline et…
Garcin – Comment cela est arrivé ?
Kardia – Elle te le dira elle-même. Je ne pose pas de question pour ne pas rouvrir les plaies. Entre, tu peux passer. Mais reste assis en attendant que je prépare ta chambre. (Elle ramasse ses outils et se dirige vers la gauche).
Garcin – (Avec anxiété). Dame Kardia, s’il vous plaît, dites-moi toute la vérité : avez-vous vu quelqu’un quitter votre auberge ?
Kardia – Tout le temps que j’ai été ici, je n’ai vu personne entrer ou sortir. Demande à Janus qui tenait l’auberge avant que nous soyons mariés.
Garcin – C’est bien que la porte reste ouverte. J’ai peur des portes fermées. Pourtant je me demande si je ne suis pas destiné à rester ici pour toujours.
Kardia – (Posant son seau, elle s’approche de lui). Rien n’est pour toujours, mon garçon. Tu t’y feras petit à petit. Ni le bonheur ni le malheur. Ni l’Enfer ni le Paradis. Avec cela dans l’esprit tu souffriras moins.
Garcin – Le Paradis n’est pas pour toujours, sûrement. Il y a un temps où l’on en tombe. On se retrouve du ciel sur la terre ; de l’extase à la routine. Mais l’enfer peut être éternel. Je ne parle pas des flammes et des chaudrons bouillonnants. Je parle de l’esprit humain qui travaille non-stop.
Kardia – L’esprit n’est pas là pour toujours non plus. Ma grand-mère est devenue sénile et elle oubliait, non seulement tous les péchés qu’elle avait pu commettre, mais jusqu’à son propre nom. Donc il ne faut pas dire pour toujours. Dis pour un temps. Sklavos peut séjourner ici pour un temps, parce que son île a été détruite. Rossa aussi, parce qu’elle a été persécutée dans son pays. Toi, je ne sais pas. Avec cette idée que les choses peuvent être éternelles, la guerre que tu mentionnes devient plus atroce et insupportable. Il me semble que même la paix éternelle puisse devenir quelque chose d’ennuyeux. Laisse les choses aller leur train. Détendes-toi et je serai de retour dans une minute. (Elle ramasse ses outils et sort par la gauche).
Scène Six (Rossa, Garcin)

Garcin – Une femme ordinaire. Sa philosophie ordinaire. Mais un millier de fois plus chaleureux que la froide philosophie de mon créateur ; par conséquent que la mienne. Tic-tac ! Tic-tac ! À chaque instant la même question : ai-je décidé mon acte ou ai-je été conquis par ma peur ? Qui me donnera réponse ? (Il se laisse tomber dans un fauteuil et se prend la tête dans les mains).
Rossa – (Entrant avec un bol). Kardia dit… (Le voyant ainsi elle s’arrête).
Garcin – (Levant la tête). Approchez ! (Rossa s’approche). De la soupe ? Je me rends compte que je meurs de faim ! Merci. (Il se lève, prend le bol et le déguste. Il la regarde avec attention). ‘ Et voilà’.
Rossa – (Perplexe). Voilà.
Garcin – ‘C’est comme ça’. (Il mange).
Rossa – (Perplexe). C’est comme ça.
Garcin – ‘Je pense qu’à la longue on finit par s’habituer aux meubles’.
Rossa – (Regardant autour d’elle). Qu’est-ce qui ne va pas avec les meubles ?
Garcin – ‘Est-ce que toutes les chambres sont pareilles ?’ (Il mange).
Rossa – (Encore plus perplexe). Mais ici c’est le salon. C’est différent.
Garcin – Elles ne peuvent pas être toutes pareilles à l’intérieur. ‘Il devrait y venir des Chinois, peut-être des Indiens…’
Rossa – Peut-être. (Elle prend le bol des mains de Garcin qui a terminé).
Garcin – (Très froid)
. J’entends dire que vous avez été chassée de votre pays avec votre bébé.
Rossa – Nouveau-né.
Garcin – Est-ce que les émeutes dans votre pays étaient inattendues ?
Rossa – Elles ont commencé il y a des années. Parfois plus violentes, parfois moins, toujours là.
Garcin – (Brutal). Alors pourquoi avoir un bébé ?
Rossa – Votre idée, c’est que là où il y a des émeutes il ne devrait pas y avoir d’enfant ?
Garcin – N’est-ce pas logique ?
Rossa – Non.
Garcin – Avez-vous demandé à votre bébé s’il souhaitait naître dans un tel monde ?
Rossa – Non.
Garcin – Théoriquement…
Rossa – Je ne connais pas ce mot. Est-ce que votre mère vous a demandé si vous vouliez venir au monde ?
Garcin – Elle n’avait pas prévu qu’il y aurait une guerre plus tard et qu’il lui faudrait envoyer son fils tuer ou être tué. Vous avez porté votre enfant au milieu de la violence.
Rossa – Je suis née au milieu de la violence et j’ai accouché au milieu de la violence. Pensez-vous que le monde doit s’arrêter si les choses vont mal ?
Garcin – Et que comptez-vous faire si les choses chez vous ne s’améliorent pas ?
Rossa – Mon pays n’est pas le monde entier. Si nous ne pouvons pas rentrer, ayant été proscrits, nous vivrons quelque part sans être un fardeau pour qui que ce soit.
Garcin – Qui a été proscrit ? Vous-même ? Le bébé ?
Rossa – Mon peuple. Il ne leur suffit pas de détruire les combattants, ils veulent aussi détruire leurs parents, leurs femmes, leurs descendants. Génocide. Mon mari s’est battu comme un lion.
Garcin – (Hostile). Il avait un fusil et a tué quiconque s’opposait à lui.
Rossa – C’est-lui qui a été tué. A quoi sert un fusil devant des canons ? (Ses yeux sont fous). Vous ne comprendriez pas.
Garcin – Mais je comprends. J’ai choisi d’affronter le peloton d’exécution plutôt que de prendre un fusil et en tuer d’autres.
Rossa – Alors ?
Garcin – Alors ce n’est pas moi qui ai tué votre mari. Vous pouvez en être sûre.
Rossa – Alors qu’est-ce qui s’est passé devant le peloton ? Comment avez-vous été sauvé ?
Garcin – Je ne sais pas si j’ai été sauvé.
Rossa – Puisque vous êtes vivant…
Garcin – Vivant ? Vous appelez vivre ce genre de vie ?
Rossa – (Se redressant fièrement). Oui.
Garcin – (La contemplant). Vous avez de beaux yeux, Rossa. Vous le savez ?
Rossa – Quel rapport avec ce dont nous discutons ?
Garcin – Tirant sur le vert. Bon, je fais votre éloge. J’ai essayé de dire quelque chose de gentil. Vous devriez être contente.
Rossa – Je serai contente si vous dites quelque chose de gentil sur quelque chose que j’ai fait. Mes yeux, ce n’est pas moi qui les ai faits. C’est la Nature.
Garcin – ((Silence. Pensif). Vous êtes un être humain heureux.
Rossa – C’est une plaisanterie ?
Garcin – Mais non. Votre chance est d’avoir une âme telle que la vôtre. Je doute constamment de moi, je doute de tout. Je me tourmente. Quand nous nous connaîtrons mieux… (Rossa réagit négativement). Quand le temps sera mûr, je vous demanderai. Nous parlerons. Peut-être mon acquittement ou ma condamnation viendront-ils de vous.
Rossa – (Brusque). Combien de livres avez-vous lus ?
Garcin – Beaucoup.
Rossa – Je n’en ai lu aucun.
Garcin – Et j’ai écrit d’innombrables articles dans des journaux et des magazines.
Rossa – Je sais écrire mon nom. J’apprendrai à écrire celui de ma fille aussi.
Garcin – Quel nom lui donnerez-vous ?
Rossa – Nous lui avons donné un nom à la naissance. Son père vivait alors.
Garcin – Comment l’avez-vous appelée ?
Rossa – (Radoucie). Esperanza.
Garcin – Espoir.
Rossa – (Tendrement, souriante). Espoir.
Garcin – Si vous m’acquittez, je redeviendrai insouciant et je deviendrai le meilleur ami de votre fille. Le vôtre aussi, peut-être.
Rossa – En son temps.
Garcin – J’attendrai jusque là. (Rossa sort sur la gauche).




Scène Sept (Janus, Garcin, Sklavos)

Janus– (Entrant sur la droite, il montre le panier à Garcin). As-tu entendu nos poules chanter ? Elles ont toutes pondu. Kardia va te préparer une de ces omelettes comme tu n’en avais jamais goûté avant.
Sklavos – (Entrant avec un sac de toile). Je vais griller les épis de maïs pour vous. Chez nous on les grillait sur la braise. Oh ! Comme ils sentaient bon !
Janus – (À Garcin). Tu nous as quittés juste après la traite, aussi tu as beaucoup manqué. Veux-tu aller chercher le seau de lait ?
Garcin – Volontiers. (Il va sur la droite).
Janus – À moins que tu ne te sentes fatigué. Tu peux y aller plus tard.
Garcin – Bon. (Il revient). J’ai rencontré les dames. D’abord Kardia, puis Rossa.
Janus – Il y a une troisième dame que tu n’as pas rencontrée ; mais elle est encore dans ses langes.
Garcin – Esperanza.
Sklavos – Qu’est-ce que c’est que ce nom ?
Janus – Le meilleur. Ça veut dire Espoir.
Sklavos – Alors pourquoi ne s’appelle-t-elle pas convenablement Espoir ?
Janus – Tous les mots sont convenables, maître Sklavos. En un lieu on s’appelle Hermès, dans un autre Mercure. Dans un lieu…
Garcin – (Souriant). Dans un lieu on s’appelle Lucky, dans un autre Fortunato. Un grand personnage, ce Fortunato dans votre théâtre, Maître Sklavos.
Sklavos– Où ça ?
Garcin – En Crète. Le théâtre était grand sur votre île.
Sklavos – (Incrédule). Ah ? Quand ?
Garcin – Un peu plus tard.
Sklavos – (À Janus). De quoi il parle ce cinglé?
Janus – Ecoute-le. Il sait ce dont il parle.
Sklavos – Je suis né là-bas. Est-ce que j’en sais moins que lui, qui est un étranger ? (À Garcin). A propos, d’où viens-tu ?
Garcin – D’une pièce de théâtre.
Sklavos – Acteur ?
Garcin – Dans le genre.
Sklavos – Profession infâme.
Garcin – Jadis. Plus tard les théâtres sont devenus des édifices splendides et les acteurs respectables et extrêmement populaires.
Sklavos – (À Janus). De quoi il parle ce cinglé ?
Janus – Ecoute-le, te dis-je. Il sait de quoi il parle.
Sklavos – Est-ce que vous êtes complices ? Je sais que les bien-pensants ne font pas de théâtre. Je m’en porte garant, moi Manolis Sklavos. À moins qu’il s’agisse de représentations de Miracles et de Mystères.
Janus – Ne t’emporte pas, frère Sklavos ! Nous devons faire des efforts pour rester bien nourris. Ne nous emportons pas les uns contre les autres.
Garcin – Pas de problème, Maître Janus. Cela prouve que nous sommes devenus une famille. Quand vous affrontez un problème, vous avez besoin de quelqu’un contre qui grogner. Ce sera qui ? Votre famille. Ma mère a souffert pas mal par moi. Pourtant j’aimais toutes les autres personnes âgées. Je crains de me conduire impoliment envers vous parfois. Je crains de devenir fatigant à cause de tous les problèmes qui pèsent sur ma pensée.
Sklavos – Et quels sont les problèmes qui pèsent sur tes pensées, jeune homme ?
Janus – Ne lui prête pas attention, fils. Sklavos croit que tant que la terre n’est pas secouée par un gros tremblement, tout va bien. Quant à ce qui est de ton âge jeune… (À Sklavos). Crois-tu que l’âge a à voir avec les problèmes ? La fille de Rossa est devenue orpheline alors qu’elle ouvrait les yeux sur le monde. N’as-tu pas dit que tu as vu des enfants morts dans les ruines ?
Sklavos – C’est une autre affaire.
Janus – En quoi est-ce différent ? Dans ton cas, ils ont été tués par des chutes de débris, dans une autre ils n’ont jamais été choyés, ils n’ont jamais connu l’affection d’un parent.
Garcin – Ce qu’ils connaissent, c’est la violence. D’innombrables gens se torturent les uns les autres à longueur de vie, parce qu’ils n’ont pas appris à vivre autrement.
Janus – Mais d’innombrables gens aussi s’entraident. Ne vois pas tout en noir.
Garcin – Et vous, ne considérez pas que tout est rose, Janus.
Janus – Multicolore. N’as-tu pas vu comment j’ai peint le nom de l’auberge ?
Garcin – Si j’étais peintre aujourd’hui…
Janus –Tu barbouillerais tout au crayon noir. Ne peins pas aujourd’hui. Attends un autre jour. Et mets quelques couleurs de la Nature dans ta peinture.
Garcin – Oubliez la Nature. Je parle des paysages humains. Je suis sûr d’une chose : ‘l’Enfer, c’est les autres’.
Janus – Et qu’est-ce que le Paradis ? Les autres ne sont-ils le Paradis aussi ? Choisis entre les deux, où tu veux vivre, et décide tes actes en conséquence.
Sklavos – Laisse tomber, frère ! C’est un misanthrope. Il veut vivre tout seul dans une grotte ou au sommet d’une montagne.
Janus – Si c’était vrai, il ne serait pas ici. Ne fait-il pas sens qu’il soit venu ici au lieu d’aller dans une grotte ou sur un sommet de montagne ? (À Sklavos). Tu nous as promis quelque chose : des épis de maïs grillés sur la braise. Mais je ne te vois pas t’en occuper.
Sklavos – (Désignant Garcin). Est-ce que ce démon m’en a laissé l’occasion ?
Janus – Cligne des yeux et au lieu de le voir comme un démon tu le verras comme un ange qui va porter les œufs à Kardia pour notre omelette. J’ai faim, mes enfants ! (Il donne le panier à Garcin). Par la porte à gauche, droit devant dans le corridor et vous trouverez la cuisine. Les odeurs vous guideront. Persil, huile, ail, basilic… (Ils sortent sur la gauche ; Garcin avec le panier ; Sklavos avec les épis de mais ; Janus en dernier, qui cependant se retourne et regarde le public quelques secondes avant de sortir).




Scène Huit (Entrepreneur, Architecte)

Entrepreneur – (Entrant par la gauche, dans l’espace entre la scène et la salle, il regarde la scène vide). Dites, Patron … (Il se tourne). Où êtes-vous, patron ?
Architecte – (Entrant). J’observais quelque chose. Quelle était ta question ?
Entrepreneur – Qu’est-ce qu’il y a ici ? Un théâtre ? Une auberge ? Autrefois il y avait bien un temple, n’est-ce pas ?
Architecte – C’est juste.
Entrepreneur – Eh bien, est-ce que cela vous paraît acceptable ? Un temple sacré changé en un bâtiment profane ? C’est un sacrilège.
Architecte – (Riant). Tu exagères comme toujours ! Réfléchis : pourquoi les gens vont-ils dans les temples ? Pour trouver protection, purifier leurs âmes, retrouver l’espoir perdu. C’est pourquoi ils viennent dans l’espace que tu vois.
Entrepreneur – (Incrédule). Ne me dites pas que ça revient au même. Un temple, un théâtre, une auberge …
Architecte – Le bâtiment change. La fonction reste la même. La Tête la même.
Entrepreneur – La Tête ? Vous ne parlez pas sérieusement, Patron !
Architecte –Tu m’as souvent entendu plaisanter ?
Entrepreneur – Non, mais… Un prêtre prend soin de l’âme, de l’esprit. Un aubergiste prend soin du corps, de la matière. Un directeur de théâtre souhaite amuser les gens. Qui peut être la Tête de tout cela en même temps ?
Architecte – Celui qui sait que tout ce que vous avez mentionné n’est pas séparé. Comment construisons-nous ? L’esprit conçoit le plan, la matière le réalise.
Entrepreneur – Si nous érigeons quelque chose de neuf, fonction et Tête seront la même ?
Architecte – Exactement. Les gens qui viendront ici rechercheront protection, catharsis et espoir.
Entrepreneur – Alors pourquoi construisons-nous à nouveau au lieu de laisser les choses en l’état ?
Architecte – Parce que ce que tu as dit est la chose la plus importante. Nous construisons à nouveau. Rien ne reste immobile. Tout est en flux éternel.
Entrepreneur – Parfois vous semblez oublier que je ne suis pas instruit comme vous. Je sais ce que je sais. Pas plus.
Architecte – Moi de même, ami. Je sais autant que je sais. Pas plus.
Entrepreneur – Mais vous avez employé ce mot… qu’est-ce que c’était ?
Architecte – Flux éternel. Qui coule éternellement.
Entrepreneur – Comme une source ?
Architecte – Si elle ne se dessèche pas. Une source peut se tarir.
Entrepreneur – Comme un fleuve ?
Architecte – Beaucoup de fleuves ont tari. N’as-tu pas vu de larges lits de rivière sans une goutte d’eau à l’intérieur ?
Entrepreneur – Comme quoi, alors ?
Architecte – Comme le temps. (Ils vont le long du passage central et sortent).






Acte III





Scène Un (Kardia, Garcin)

Kardia – (Debout derrière le bureau, elle regarde Garcin assis dans un fauteuil plongé dans ses pensées. Elle pose la louche qu’elle tenait et frappe sur la cloche de sa paume pour attirer son attention). Monsieur ! Nous sommes ici !
Garcin – (Levant la tête). Désolé. Bonjour.
Kardia – Vous paressez immergé dans vos pensées.
Garcin – ‘Je tente de mettre de l’ordre dans mes pensées’.
Kardia – ‘Votre vie s’est mise en ordre dès que vous êtes arrivé ici.’ Pas de soucis.
Garcin – Croyez- vous que ce soit si simple que ça, Kardia ?
Kardia – Vous pas ?
Garcin – Non. Si on laissait derrière soi nos actes passés en se déplaçant dans l’espace, sûrement tout le monde serait sur les routes.
Kardia – Moi, je resterais ici. Mes actes passés me tiennent compagnie.
Garcin – Les miens me brûlent le cœur. ‘ Je buvais…’
Kardia – C’est donc ça ! Je me demandais pourquoi vous étiez si déprimé. En tout cas vous n’avez pas bu une goutte depuis votre arrivée. (Elle rit). Pas vrai. Juste une goutte, comme dit Sklavos.
Garcin – (Sans écouter). ‘J’ai fait souffrir ma femme…’
Kardia – Je ne savais pas que vous étiez marié. Pourquoi vous êtes-vous marié si jeune ?
Garcin – ‘ J’ai amené ma maîtresse à la maison.’
Kardia – (Horrifiée). Seigneur ! Pourquoi avez-vous fait ça ?
Garcin – C’est comme ça que mon créateur m’a créé.
Kardia – Ce n’est pas une excuse. Vous avez votre propre volonté. Vous devriez dire qu’en ce temps-là votre esprit était immature. Pour sûr vous ne vous conduiriez pas ainsi maintenant. J’en suis certaine.
Garcin – Ne le soyez pas. J’ai commis des péchés plus grands aussi. C’est ce qu’il a décidé.
Kardia – Qui ?
Garcin – Mon auteur. Mon créateur. (Silence).
Kardia – Vous sortez des choses tellement folles parfois. C’est pour ça que Sklavos vous traite de cinglé. Même s’il en est ainsi, devez-vous agir comme votre créateur l’a décidé ? Prenez une houe, une serpette, un marteau, donnez nous un coup de main, et que votre auteur dise ce qui lui plaira.
Garcin – Je dois réfléchir, Kardia. Vous parlez bien, mais il faut que je regarde à l’intérieur de moi. Ne vous méprenez pas sur mon silence.
Kardia – Je ne me méprends pas. Faites à votre aise. Bien que je ne puisse supporter le silence. Je préfère une petite querelle avec Janus au silence. (Elle rit). Le problème, c’est qu’il préfère céder plutôt que se quereller.
Garcin – Il est l’homme le meilleur que j’aie jamais rencontré.
Kardia – Il consent pour me cajoler, en réalité. Mais je ne vais pas vous dire à quelle fin. Je file m’occuper du bébé afin que Rossa puisse manger un morceau. (Elle se dirige sur la gauche). Je vous ai assez ennuyé avec mon bavardage.
Garcin – Vous appelez cela du bavardage ? C’est de la poésie pure.
Kardia – Viendrez-vous déjeuner à la cuisine ou voulez-vous qu’on vous porte le petit déjeuner ici ?
Garcin – Je n’ai pas faim.
Kardia – Pourquoi ne buvez-vous pas un peu de lait au moins ?
Garcin – (Avec dégoût). Du lait de chèvre ?
Kardia – (Riant). Vous n’arrivez pas à vous y habituer, c’est ça ? Du thé alors ?
Garcin – D’accord. Merci. Mais juste du thé.
Kardia – Je demande à Rossa de l’apporter. Parlez-lui gentiment, je vous en prie. D’autres à son âge n’ont de souci que leur beauté et leurs jolis vêtements, tandis qu’elle, pauvre fille… (Elle sort).




Scène Deux (Garcin, Rossa)

Garcin – Lui parler gentiment, dit-elle. Comment puis-je donner du réconfort alors que je suis incapable d’en obtenir pour moi ? (Il réfléchit). Je veux dire, j’en étais incapable jusqu’à récemment. Est-il possible que le plâtre qui enveloppait mon existence ait craqué ? Et est-ce que je souffre plus depuis qu’il a craqué ? Devrai-je le réparer en hâte ? Le jour est à peine commencé et déjà je me sens épuisé.
Rossa – (Entrant avec deux tasses). Votre thé. Je l’amène avec le lait que je suis en train de boire. À la vôtre ! (Elle lui donne sa tasse et s’assied). Kardia a la bonté de donner son bain au bébé. Vous pouvez deviner combien je serai heureuse si elle finit par décider de… (Elle remarque que Garcin est toujours sombre). Buvons ensemble. Allez ! Que dit Sklavos ?
Garcin – Yiassou !
Rossa – Yia se sena ! (Ils trinquent leurs tasses et boivent). J’apprends. Je fais des efforts. J’ai presque appris par cœur la berceuse de Kardia. Est-ce que vous connaissez une berceuse, une chanson ?
Garcin – Je connais un chant mais vous ne l’aimerez pas.
Rossa – Pourquoi ?
Garcin – Il parle de gens qui luttent contre la tyrannie et remplissent les ruisseaux du sang des tyrans.
Rossa – Non, pas ce chant. Je ne veux pas que ma fille entende de telles choses.
Garcin – Votre fille est si petite qu’elle ne comprendrait pas, de toute façon.
Rossa – Les bébés comprennent tout. Croyez-vous qu’elle ne sait pas qu’elle est orpheline ? Croyez-vous qu’elle ne sait pas qu’elle n’est pas dans sa patrie ? Mais il y a une autre chose qu’elle comprend : c’est que tout le monde ici l’aime. Même Sklavos. (Elle hésite). Et vous ?
Garcin – Je serai capable d’aimer les autres quand je réussirai à m’aimer moi-même. Pour l’instant, je me hais.
Rossa – Ne parlez pas ainsi.
Garcin – Pour le moment, le mieux que je puisse faire est de me supporter. Déjà c’est un énorme progrès. Maintenant je ne déteste plus cet endroit. Je ne trouve plus les meubles affreux. J’éprouve de la sympathie pour Janus et Kardia bien qu’il me soit pénible d’ouvrir mon âme à de tels sentiments. Je ne déteste pas Sklavos non plus, bien qu’il critique tout le monde à part lui-même. Lui et moi vivons à des niveaux différents. Il vit dans la culture de la honte, je vis dans la culture de la culpabilité. Pour lui, ce qui compte est de ne pas être considéré comme honteux par les autres. Pour moi, l’opinion des autres ne m’est pas totalement indifférente, mais elle est secondaire. L’essentiel pour moi est de ne pas me sentir coupable. Pourtant j’éprouve de la compassion pour Maître Sklavos. Il n’y a pas de gouffre entre nous.
Rossa – Vous m’avez parlé des autres. Pas un mot sur moi.
Garcin – Je ne vous connais pas encore. Mais j’aimerais vous connaître. Et c’est peut-être la chose la plus réconfortante qui m’arrive depuis des siècles.
Rossa – Qu’y a-t-il à connaître ? Je suis ce que vous voyez. Je suis souvent pleine de hargne contre les injustices de ce monde. Les tortures et les exécutions me rendent malade, le viol des femmes, le désespoir des vieilles personnes qui meurent sans aide, mon homme qui a reçu une balle dans la poitrine pour permettre à l’enfant et à moi de fuir.
Garcin – Un autre sujet me rend malade : avais-je peur de recevoir une balle dans la poitrine ? Ai-je été un lâche ?
Rossa – (L’observant). ‘Mais votre menton n’est pas celui d’un lâche. Votre bouche n’est pas celle d’un lâche. Votre voix n’est pas celle d’un lâche.’
Garcin – Est-ce vrai ? Dites-vous la vérité ?
Rossa – Vous-même connaissez la vérité. Je ne fais que dire ce que je vois.
Garcin – Je trouverai peut-être la vérité quelque jour. Et puis, qui sait ? La craquelure, par laquelle de bons sentiments se faufilent, peut devenir une ouverture large, et je pourrai vous aimer. Y compris votre Esperanza.
Rossa – Kardia l’appelle Espoir. C’est une bonne chose pour elle d’avoir deux noms. Kardia m’apprend beaucoup de choses, mais je lui en apprends aussi. Vous devriez l’entendre chanter ! Duerme, duerme… Dors, dors… Bon, vous avez assez avec vos problèmes. Je ne veux pas les aggraver en déversant mes chagrins sur vous.
Garcin – Ma mère disait que le seul moyen de guérir une blessure est de s’occuper de celles d’autrui.
Rossa – Elle disait cela ? Madone ! Votre mère devait être une madone, croyez-moi !
Garcin – Les docteurs dans l’antiquité avaient une autre idée. « Seul celui qui a causé la blessure peut la guérir. »
Rossa – Qui ? L’ennemi féroce qui piétine furieusement le cadavre de ceux qu’il a tués ? Il semble que les docteurs d’autrefois ne connaissaient pas les gens d’aujourd’hui. Je partage les idées de votre mère. Traitez la blessure de quelqu’un d’autre et la vôtre sera guérie aussi.
Garcin – Moi, pourtant, je souffre moins des souffrances reçues que de celles que j’ai causées. J’ai essayé d’en parler avec Kardia, et avec son cœur généreux elle m’a acquittée sur le champ : arguant que j’étais immature quand j’ai agi comme je l’ai fait. Assumant que je n’agirais plus ainsi aujourd’hui.
Rossa – Quels genres d’actes était-ce ?
Garcin – La liste est longue, Rossa. Une autre fois. Juste un exemple : non seulement ‘je me suis conduit horriblement envers ma femme, mais je l’ai haïe pour se conduire en victime’.
Rossa – Puisque vous en êtes conscient, Kardia doit avoir raison. Vous n’éprouverez plus le désir de causer à nouveau des blessures et de finir par haïr votre victime et puis vous-même.
Garcin – Cela reste à voir. Je dois me mettre à l’épreuve.
Rossa – Vous allez le faire. Vous avez une vie entière devant vous.
Garcin – Je ne sais pas.
Rossa – Qu’y a-t-il à savoir ? En ce moment où nous parlons, est-ce que vous avez envie de me blesser, de m’humilier ?
Garcin – (Intensément). Non !
Rossa – Eh bien, cela suffit pour le moment. Nous verrons demain. (Elle se lève). Voulez-vous davantage de thé ?
Garcin – Me croirez-vous, Rossa ? J’ai faim.
Rossa – C’est bon signe. Rentrez manger du pain que Kardia a pétri et cuit. Debout ! Il vous paraîtra meilleur que les meilleurs gâteaux que vous n’avez jamais goûtés. (Garcin se lève).
Garcin – Sans nul doute. L’auberge embaume le bon pain frais. (Ils sortent avec leurs tasses).




Scène Trois (Sklavos, Janus)

Sklavos – (Entrant précautionneusement sur la droite, il va au bureau et fouille). Est-ce qu’ils n’écrivent que dans ce livre ? Pas de papier nulle part ? J’avais des piles de matériau pour écrire en Crète ; des crayons, des plumes, des crayons de couleurs. Rien de tout ça ici, merde !
Janus – (Dans les coulisses, à gauche). Où l’as-tu laissée, Kardia chérie ? (Réponse au loin). Bon. (Il entre. Sklavos disparaît derrière le bureau). Sur le bureau ! Allez savoir pourquoi elle l’a laissée là. Les femmes sont des créatures mystérieuses. (Il avance, prend la louche, se penche et regarde avec curiosité derrière le bureau). Qu’est-ce qui se passe, maître Sklavos ? Tu joues à cache-cache à ton âge ? (Sklavos se redresse).
Sklavos – Je ne joue pas. Je cherche quelque chose dont j’ai besoin encore plus que de nourriture.
Janus – Plus que d’eau fraîche ?
Sklavos – D’eau et de vin rouge. J’ai besoin de papier et de crayon pour m’asseoir et narrer ce qui s’est passé dans mon pays.
Janus – Prends le livre d’hôtes. Il te sera plus utile. Comme tu le vois, nous avons cessé d’enregistrer après toi. Nulle idée d’où viennent les autres. Je me demande si eux-mêmes le savent. Il est presque vide. Inscris-y ta douleur.
Sklavos – J’écrirai seulement quand tu n’auras pas besoin de mon aide. Appelle-moi en cas de nécessité.
Janus – Je n’ai pas besoin de ton aide. Il y a ce jeune homme qui a la moitié de notre âge.
Sklavos – La moitié de mon âge. Tu es encore jeune. Je vais le prendre et je t’en remercie. Quand tu auras un peu de temps je te ferai le récit des calamités de la Crète.
Janus – Je devrais dire que j’écouterai avec plaisir, mais dans le cas présent je devrais dire « avec déplaisir ». Allez-y, commence à écrire !
Sklavos – Penses-tu que les autres seront disposés à écouter aussi ?
Janus – Mets-toi au travail et il se trouvera un auditoire. Commence par mettre ton âme sur le papier.
Sklavos – Le monde doit savoir. (Déclamant). « Les célèbres églises crétoises tombèrent dans ce désastreux tremblement de terre. Toutes les portes étaient bloquées, aucune vie alentour, les morts jamais ne s’éveilleront».
Janus – Ecris-le et le poème portera ton récit au loin.
Sklavos – Arsène connaît tout ça. Et il n’était pas là. Est-il une sorte de magicien ?
Janus – Il est instruit. Les livres, les journaux… On apprend des choses. Je lui ai entendu dire qu’il a même écrit pour un journal.
Sklavos – Notre Diktis aussi a écrit un Journal de la Guerre de Troie dans les temps anciens.
Janus – Vrai ?
Sklavos – Vrai ou faux, c’est ce qui se dit en Crète. Moi, je n’ai rien vu. Même si j’avais vu, je ne sais pas lire les textes anciens. Crois-tu qu’Arsène peut les lire?
Janus – Ce n’est pas notre affaire. Mais il n’est pas un magicien. Je m’en porte garant. (Il rit). Bien que de la magie existe pour chacun de nous au carrefour. Occupe-toi seulement de ta narration. (Il lui donne le livre). C’est mon cadeau !
Sklavos – (Prenant le livre). Kardia ne sera-t-elle pas fâchée ?
Janus – C’est ma responsabilité.
Sklavos – Mes remerciements sincères. Je dois prendre congé maintenant. (Il déclame tout bas en sortant sur la droite. Janus le suit des yeux jusqu’à ce qu’il sorte, en murmurant). « Tous les châteaux, Crète bien-aimée, pleurent pour ton désastre, et tes malheurs ont voyagé très loin et jusqu’à Flandre ».
Janus – Qu’il se mette au travail. Thérapie par le travail. Qui n’en a pas besoin ? Garcin ? Rossa ? Kardia ? Moi-même ? Nous en avons besoin tous. (Il sort sur la gauche avec la louche).
Scène Quatre (Architecte, Entrepreneur)

Architecte – (Entrant avec l’Entrepreneur par la porte centrale du hall). Tu devrais être un théoricien. Tu n’arrêtes pas de poser des questions philosophiques. Qu’est-ce qui est pieux, qu’est-ce qui est impie, qu’est-ce qui est juste, qu’est-ce qui est injuste, qu’est-ce que le courage, qu’est-ce que la poltronnerie… On ne s’attendrait pas à ce genre de questions de la part d’un entrepreneur en activité. (Ils marchent lentement le long du couloir central).
Entrepreneur – Je vous importune, Patron, mais je dois savoir ce qui doit advenir de moi. Puisque nous ne sommes pas éternels… (Il s’arrête et réfléchit). Correct? (L’Architecte secoue la tête). Donc, puisque chaque âme vivante, même le bébé nouveau-né, n’existera plus un jour, je veux savoir ce qui restera de nous. Qu’est-ce qui existera dans les temps futurs ? (Ils on atteint l’espace sous la scène). J’ai entendu des Anciens, disons mes arrières grands parents, dire que ce qui reste est le bon et le juste, et ce qui périt est le mauvais et l’injuste. Ainsi, il est de mon intérêt de savoir comment être un homme bien, pour ne pas périr complètement.
Architecte – On devient un homme bien par le savoir. Nul n’agit mal s’il sait ce qu’est le mal. Ce qui est bon amène le bonheur. Ce qui est mauvais flétrit notre cœur. Si nous reconnaissons ce qui est mauvais, nous ne le choisissons pas. Aussi en créant nous sauvons une part de nous-mêmes. Qui a créé quelque chose de grand entre dans la Création et obtient une petite part de l’éternité de l’Univers.
Entrepreneur – Petite? Petite - petite ? Minuscule ?
Architecte – (Riant). Je vois qu’il te faut des promesses concrètes. Tu aimerais qu’on te signe un contrat. Mais les choses ne se présentent pas ainsi, Entrepreneur. Tu fais ce qui est juste et bon parce que quelque chose au-dedans de toi te pousse à le faire. Tu ne fais rien de laid et de mauvais parce que quelque chose au-dedans toi te détourne de le faire. C’est là ta part d’immortalité.
Entrepreneur – Une part indéfinissable, mais bon, acceptons là. (Il murmure). On n’a pas le choix, n’est-ce pas ?
Architecte – (Maintenant sérieux et austère). Il y a une dernière limite, pourtant.
Entrepreneur – Quelle limite ?
Architecte – Quand doit commencer la nouvelle construction ? (Il montre la scène).
Entrepreneur – On a le temps, Patron. Ne nous pressons pas.
Architecte – On ne peut tout de même pas repousser sans arrêt. Crois-tu que les bonnes choses se matérialisent lentement ? Que qui va piano va sano, comme disent certains ?
Entrepreneur – (Regardant la scène). Je pense que si quelque chose est bon, il ne faut pas se hâter de le démolir au nom de quelque chose dont nous rêvons qu’il sera meilleur. Du calme. Vous ai-je jamais déçu? Ai-je jamais outrepassé mes limites ? Faites-moi confiance alors, aussi. (Ils marchent).
Architecte – Je te fais confiance, ami, bien que tu sois un peu plus théoricien que tu ne devrais ; et certainement beaucoup trop sentimental.
Entrepreneur – Là vous avez peut-être raison. Mais comme dit le dicton, nous devons aimer nos amis et ignorer leurs faiblesses. Vous connaissez le dicton ?
Architecte – Oui. Mais chez toi ce ne sont pas des faiblesses. Peut-être ce sont même des points forts. (Ils sortent par la porte centrale).





Scène Cinq (Kardia, Rossa)

Kardia – (Elle entre par gauche en tenant le bébé de Rossa dans ses bras. Elle s’assied et chante).

Dors, dors, mon négrito, car ta maman est aux champs, oh négrito.
Dors, dors, mon Movila, car ta maman est aux champs, oh Movila.
Elle est partie chercher des petits souliers tout pour toi.
Elle est partie chercher des côtelettes pour toi.
Elle est partie chercher des fruits juteux pour toi.
Elle est partie chercher beaucoup de choses pour toi.

Mais si le bébé ne dort pas, vient le diable blanc et hop !
Il avale ton petit pied, chica boom! a chica boom! a-boom a chica boom!

Elle trime, elle trime tout le long du jour, elle trime, oh oui !
Pour gagner son pain, pour son bébé, elle trime, oh oui !
Elle se donne du mal et crache le sang, elle trime, oh oui !
Elle trime mais elle ne reçoit pas son dû, oh oui !
Mais pour son bébé, elle continue, oh oui ! Oh oui !

Dors, dors, mon négrito, car ta maman est aux champs, oh négrito.

Rossa – (Elle entre par la droite avec un fagot de brindilles. Elle s’arrête et écoute). Tu chantes la chanson de ma patrie mieux que je ne la chante ! Ma fille est-elle tranquille ?
Kardia – Nous avons presque oublié qu’elle peut crier.
Rossa – (Plaçant le fagot près de l’âtre). Pourquoi pleurerait-elle ? Elle a tout ce qu’il lui faut. À manger, des caresses, des chansons…
Kardia – Elle sait ce qu’elle a et tu sais ce qu’elle n’a pas. Si seulement son père était là !
Rossa – Il est dans mon cœur. Et comme je ne cesserai pas de lui parler de lui, il sera dans son cœur aussi. Quant à son pays… (Elle sourit). Peut-être n’est-il pas si lointain, après tout.
Kardia – Est-ce que les hommes sont au travail au dehors ?
Rossa – Quels hommes ? Juste ton mari. Sklavos s’est enfermé et il écrit. Il a l’intention de narrer tout ce qui s’est produit sur son île, à ce qu’il dit. Il dit qu’il peut y revenir quelque jour pour aider à reconstruire ce qui a été détruit.
Kardia – Tout plutôt que de le voir assis à soupirer. Et Garcin ?
Rossa – (Timidement). Je ne sais pas ce qui lui est arrivé. Il a coupé des quantités de roseaux et il est en train de tisser un panier – une sorte de berceau pour le bébé.
Kardia – Bravo ! Je ne le croyais pas capable de faire des choses manuelles.
Rossa – (Timidement). Il dit qu’il va aussi faire un cheval à bascule quand elle sera un peu plus grande.
Kardia – Sache que cela lui fait un bien infini de s’occuper à de telles choses. Son obsession autour du péché et de la culpabilité a disparu.
Rossa – Crois-tu que je ne le sais pas ? Mais il laisse ton mari travailler tout seul.
Kardia – Janus aime ça. Il est incapable de rester assis, les bras croisés. Qu’est-ce qu’il est en train de faire ? Tu sais quoi ?
Rossa – Il pave le chemin de l’entrée de l’auberge jusqu’au carrefour, pour que les gens trouvent le chemin jusqu’ici plus facilement.
Kardia – Quelles gens ? Deux trois personnes se sont trouvées à venir à la pleine lune. C’est tout.
Rossa – Il dit que maintenant on va voyager librement, ici et là, en plein jour, juste pour voir des lieux nouveaux.
Kardia– Ah bon ? Qui lui a apporté la nouvelle ? Un pigeon voyageur ?
Rossa – N’est-ce pas toi qui dis que ton mari est sage et sait tout ?
Kardia – Je pensais qu’il savait ce qui est passé. (Elle rit). Mais il semble qu’il sait aussi ce qui se trouve dans le futur.
Rossa – Cela semble être le cas.
Kardia – (Confidentiellement). Pourtant il y a une chose dans le futur qu’il ne connaît pas.
Rossa – Qu’est-ce que c’est ?
Kardia – Peux-tu garder un secret ?
Rossa – Dis donc!
Kardia – Oui ou non ?
Rossa – Moi, oui. Mais toi, combien de temps peux-tu le garder ?
Kardia – Aussi longtemps que je peux. (Elle rit). Au moins jusqu’à demain.
Rossa – Je le garderai jusqu’à demain moi aussi. Pas de promesse pour après. Parle maintenant.
Kardia – Je pensais que ce serait une bonne chose de ne pas laisser ta fille sans un autre enfant autour d’elle. C’est pourquoi…
Rossa – (Elle pousse un cri). Oh ! (Elle se précipite sur Kardia, qui tient toujours le bébé de Rossa). Kardia chérie ! Quelle joie !
Kardia – Oh Ho ! Attention à ton enfant.
Rossa – Mon enfant ne sera pas lésé. Mais je serai prudente pour ne pas nuire au vôtre.
Kardia – (Riant). Le mien est gros comme une pointe d’épingle.
Rossa – Il faut être prudent dès le début.
Kardia – Alors assieds-toi.
Rossa – (Elle s’assied). Il n’y a pas longtemps que j’étais debout à votre porte et demandais si vous pouviez m’offrir du travail ? Mais c’est comme si il y a des années.
Kardia – S’il en était ainsi, ta fille courrait autour de nous. Et nous aurions un nouveau bébé qui ramperait sur le plancher. Pourrais-tu t’occuper de la petite pour que j’aille travailler ?
Rossa – Je m’en occupe, mais ne pars pas. Nous pourrons faire le travail plus tard. Maintenant tu dois veiller à ne pas te fatiguer. (Elle prend le bébé).
Kardia – Est-ce que toi tu veillais à ne pas te fatiguer quand tu étais dans ma condition, Rossa ?
Rossa – Suis-je un bon exemple à suivre? J’aimerais éviter la fatigue. Mais je ne pouvais m’offrir ce luxe au milieu des balles et du feu ! Toi, au contraire, tu peux être prudente.
Kardia – Pas au point de ne pas m’occuper du repas et de nous affamer. (Elle se lève).
Rossa – Assieds-toi et écoute-moi chanter au bébé ma nouvelle berceuse.
Kardia – Si je vais écouter une nouvelle berceuse, je reste assise, bien sûr. (Elle s’assied à nouveau).
Rossa – (Elle chante).

« Maître Sommeil, qui prends les petits enfants, prends le mien parmi les autres.
Je te donne un tout petit bébé, ramène-le moi un grand garçon.
Fort comme un roc, haut comme une colline, large comme un chêne.
Ses longs cheveux au vent flottant libres comme volent les oiseaux.

Maître Sommeil, viens, prends mon enfant, porte le jusqu’aux jardins.
Cueille des roses du rosier, remplis ses poches de fleurs.
Les roses pour sa maman. Les feuilles pour son bon père.
Les tiges d’or de chaque rose pour sa grand-mère. »

Kardia – (Surprise et émue). Tu l’as parfaitement bien apprise. Tu es un génie.
Rossa – Qu’est-ce que c’est qu’un génie ?
Kardia – Je te considère comme l’un des nôtres, au point de croire que tu comprends tout. Quand quelqu’un est très intelligent et que son esprit fait des miracles, nous disons qu’il est un génie.
Rossa – Nous avons un mot semblable qui signifie esprit. Mais il peut être bon ou mauvais. Pour un mauvais esprit, on dit « del mal ». (Elle rit). J’espère que je ne suis pas un esprit « del mal ».
Kardia – Bien sûr que non. Mais moi je ne connais que ce coin ci. Je n’ai pas voyagé ailleurs. Néanmoins, avec vous tous ici, c’est comme si j’avais voyagé loin. J’ai appris des choses anciennes avec Sklavos. De Garcin j’ai appris des pensées profondes, de la philosophie que parfois je comprends et parfois non, mais je sais que c’est plein de sens. De toi un tas de choses étranges, mystérieuses. Et si Janus a raison, qui peut dire d’où des voyageurs arriveront demain, et ce que je verrai par leurs yeux. C’était une bonne idée d’épouser un aubergiste ! (Elle se lève). Pommes de terre et petits pois pour aujourd’hui. Es-tu d’accord ?
Rossa – Je suis d’accord et je viens avec toi pour peler les pommes de terre. (Elle se lève. Elles sortent sur la gauche).




Scène Six (Kardia, Janus)

Janus – (Il entre par la droite, couvert de poussière, une truelle à la main. Il est joyeux). Le pavage est prêt. Les plus grands hôtels du monde n’en auront pas de semblable... (Il s’arrête en voyant qu’il n’y a personne dans le salon). Où sont-ils tous passés ? (Il crie). Kardia ! Où es-tu chérie ? (Il place la truelle sur le bureau).
Kardia – (Elle entre par la gauche, portant un tablier de cuisine et tenant une louche). Pourquoi cries-tu comme ça ? Je suis en train de cuisiner avec Rossa. (Elle remarque à quel point il est sale). Oh ! Sors d’ici et va te dépoussiérer. Je viens de nettoyer et tu vas tout resalir.
Janus – Le pavage est fini. Sors, viens voir.
Kardia – D’accord ; dès que j’en aurai fini avec la cuisine. Débarrasse-toi de la poussière !
Janus – Tu fais une fixation sur la propreté. La maison est toujours impeccable.
Kardia – Ce n’est pas une maison, Janus. C’est une auberge. Et maintenant nous avons des hôtes. Peu ou nombreux, payants ou pas, peu importe. Nous avons des gens.
Janus – Tu verras combien d’autres nombreux vont encore venir. Plus les villes grossissent, plus les gens seront débordés et ils viendront ici pour se détendre. Surtout maintenant que le pavage…
Kardia – Si tous ceux que tu attends viennent, ils seront débordés ici aussi.
Janus – Ils respireront le bon air frais et poursuivront leur voyage dans le monde.
Kardia – J’espère que nul ne viendra tant que tu es dans un tel état, avec des vêtements sales et des cheveux en bataille. Sors d’ici, secoue la poussière et prends un bain pour être présentable. (Janus se dirige pour sortir sur la gauche. Kardia remarque la truelle sur le bureau). Il a laissé sa truelle sur le bureau ciré ! Janus ! (Janus s’arrête et se tourne). Où garde-tu tes outils ?
Janus – Quand j’ai fini de travailler je les range dans la remise. Mais pour l’instant…
Kardia – Bien, emporte ta truelle en tout cas.
Janus – (Il revient sur ses pas et prend la truelle). Désolé ! Dans mon enthousiasme…
Kardia – L’ordre est nécessaire pour tous, mais plus encore s’il y a des enfants.
Janus – J’espère de tout cœur que des enfants voyageurs viendront à nous aussi.
Kardia – (Avec un sourire révélateur). Ils viendront.
Janus – (Son intention lui échappe). Bon. Voilà comment tu dois être : optimiste. Quand les enfants viendront, je te promets qu’il n’y aura pas une once de poussière ici dedans.
Kardia – Attends d’avoir secoué ta poussière pour promettre.
Janus – D’accord. (Il sort sur la droite. Kardia se déplace sur la gauche. Janus revient sans la truelle). J’ai secoué ma poussière. Kardia, puis-je te dire ce que j’ai pensé ?
Kardia – Encore ! (Elle se retourne). J’écoute.
Janus – J’ai une intuition. Penses-tu que je peux fermer la porte ?
Kardia – N’as-tu pas dit que des hôtes allaient arriver ?
Janus – S’ils ne sont pas persécutés, ils frapperont et nous leur ouvrirons. Puis-je fermer ?
Kardia – Je ne sais pas. Garcin a peur des portes fermées. Il me l’a dit.
Janus – Il a peur des portes fermées à clé, Kardia. Claustrophobie. Si une porte s’ouvre et se ferme, pourquoi se sentirait-il prisonnier ?
Kardia – (Elle hausse les épaules). Fais comme tu voudras. (Elle sort sur la gauche. Janus la suit).




Scène Sept (Rossa, Sklavos)

Rossa – (Elle entre par la gauche avec son bébé. Elle lui parle). Le nom de ton père était Pablo. Il était grand et fort et il souriait tout le temps. Il était instruit et quand tu es née il m’a clairement dit qu’il voulait que tu sois instruite toi aussi. Nous devons donc agir comme ton père le voulait, dès que tu vas commencer à grandir, mon Esperanza. Ton père écrivait des petits poèmes pour célébrer des choses que personne d’autre ne pensait à célébrer. Il voyait un oignon et disait : « Voyez comme il est beau, vêtu d’une robe et dessous une autre, encore une autre, jusqu’au cœur ». Et il écrivait un poème sur lui. Il voyait un épi de maïs et pour lui c’était une torche allumée. Et il écrivait un poème sur lui. Il célébrait jusqu’à l’herbe et les racines dans la terre. (Elle est assise et sourit au bébé). Nous aimerons ton père et nous agirons comme s’il était ici avec nous. Quand tu grandiras, tu deviendras quelqu’un dont il aurait été fier. Tu peux devenir docteur et prendre soin des enfants, des animaux ou des vieillards. Tu peux devenir ambassadeur et parler pour le droit de notre pays et du monde entier. Ce sera à toi de décider. Mais tu devras aussi écouter maman Rossa parce je connais les rêves que ton père faisait pour toi. Tu pourras aussi peindre ou écrire des poèmes.
Sklavos – (Il est entré par la gauche, le livre d’hôtes à la main. Il entend ses derniers mots). Est-ce que vous faites des rêves pour votre fille ? (Il est debout près d’elle).
Rossa – Est-il une mère qui ne fait pas de rêves pour sa fille ?
Sklavos – Si elle écrit des poèmes quand elle grandit, nous serons deux poètes. Savez-vous que j’ai commencé à écrire sur la calamité de la Crète?
Rossa – Je le sais.
Sklavos – Voulez-vous que je vous lise quelques-uns de mes vers semi rimés ?
Rossa – Est-ce qu’ils ne sont pas tristes ?
Sklavos – À vous fendre le cœur.
Rossa – Non, ne les lisez pas devant l’enfant. Elle ne doit pas entendre si tôt parler des tristesses du monde. Elle aura le temps plus tard.
Sklavos – Votre fille ne comprend rien à ce stade. Elle n’a même pas un an. Son esprit ne fonctionne pas encore.
Rossa – C’est ce que Garcin dit aussi. Mais vous vous trompez. Les bébés comprennent tout. C’est pourquoi je lui souris et je lui chante, quelque soit mon cafard. Plus tard, quand nous autres adultes serons ensemble, vous pourrez nous lire vos vers. Semi… comment les appelez-vous ?
Sklavos – Semi rimés. Un jour, Rossa, j’offrirai à votre petite un beau bijou.
Rossa – Merci, mais…
Sklavos – Je vous en offrirai un à vous aussi.
Rossa – Que ferais-je d’un bijou, Maître Sklavos ?
Sklavos – Vous êtes une jeune femme.
Rossa – La jeunesse est dans le coeur des gens. J’ai vieilli avant mon temps.
Sklavos – Bon, faites-moi la faveur d’accepter mon présent. Que puis-je faire de ce que j’ai emporté avec moi ? Je serai heureux d’en voir sur vous.
Rossa – Je n’ai pas été aimable avec vous. Au lieu de vous remercier pour votre gentillesse… Ma fille et moi accepterons avec joie vos présents, Maître Sklavos.
Sklavos – (Flatté). Vous verrez. Votre beauté n’en ressortira que davantage.
Rossa – Oui, mais pour qui ? (Elle se contrôle). Nous vous remercions de tout notre cœur. Vraiment.
Sklavos – Vous savez, j’ai toujours eu un faible pour vous, malgré vos cheveux.
Rossa – (Perplexe). Mes cheveux ? Qu’est-ce qui ne va pas avec mes cheveux ?
Sklavos – Trop courts, beaucoup trop courts ! Bon, ça ne fait rien. Vous êtes une jeune femme courageuse, comme nos filles de Crète. Je passe sur cette question. Très bien. J’attendrai une autre occasion pour vous lire mes vers. (Il lui donne une tape dans le dos et sort sur la gauche).
Rossa – De quoi me plaindrai-je puisqu’il me compare à une Crétoise ? C’était le plus bel éloge qu’il pouvait jamais m’offrir. (Elle se lève et se dirige lentement vers la gauche, en parlant au bébé). Ton père aimait les animaux et les oiseaux. (Elle sort).




Scène Huit (Sklavos, Garcin, Janus, Rosa, Kardia)

Sklavos – (Il entre par la gauche avec Garcin). Parfois je jette les deux premières lignes et je ne peux poursuivre avec les deux autres, qui devraient être des semi rimes.
Garcin – (Souriant). La rime c’est de la frime.
Sklavos – Quelle frime ? Aucun rapport ! (Ils avancent jusqu’aux fauteuils).
Garcin – C’est un jeu de mots. Des quasi-homonymes : rime et frime.
Sklavos –Tu joues à des jeux d’enfants, alors que je fais appel à ton aide.
Garcin – Dites-moi où se trouve la difficulté et je vous aiderai de mon mieux.
Sklavos – « Crète, tu étais fière. Pour tous tu étais une vraie tigresse… » Que dire ensuite ?
Garcin – « Même en haillons, même sous les ruines, tu restes une princesse. »
Sklavos – Voilà qui est d’un poète, où je ne m’y entends pas ! Essayez de dire que vous n’êtes pas un poète ! (Il passe de l’admiration, à la réserve). Mais la Crète n’a jamais été une principauté. Ne vaudrait-il pas mieux dire altesse ?
Sklavos – Comme il vous plaira. C’est votre poème. (Sklavos s’assied).
Janus – (Il entre avec Rossa, qui tient un plateau avec des verres). Kardia nous apporte des amuse-gueule pour notre fête. Mais il faut éviter de faire du bruit pour ne pas réveiller le bébé.
Sklavos – Qu’est-ce qu’on fête ?
Janus – Mon mois. Le mois de mon anniversaire.
Garcin – C’est déjà Janvier ? Joyeux anniversaire !
Rossa – J’aime ce mois. Tout semble y repartir à neuf. Dans mon pays c’est le mi-été en janvier.
Sklavos – En tout cas, ici ce n’est pas le mi-hiver. Avez-vous vu les épis de maïs ?
Janus – Un bon paysan veille à ce qu’il ait les provisions nécessaires pour toute l‘année. Il protège, recouvre ce qui est indispensable, et prend des mesures pour qu’il y ait suffisamment sur la table. Kardia…
Kardia – (Elle entre avec un plateau). Kardia vous apporte du pain tout juste sorti du four, du fromage bien frais, des tomates confites, et des poivrons grillés sur charbon de bois. (Elle pose son plateau sur la table).
Sklavos – Mon dieu ! C’est si appétissant que même une mère pourrait ne pas vouloir partager avec son enfant.
Rossa – (Blessée). Faux. Une telle mère n’existe pas. (Garcin rit).
Sklavos – Façon de parler, mon petit !
Janus – Nous fêtons aussi le nouveau pavage. Qui y a déjà marché ?
Garcin – Moi. Et je vous nomme Maître - Constructeur. De la belle ouvrage !
Rossa – J’ai emmené Espoir pour une promenade vers le carrefour. On dirait que le pavage a été ciré. (Les autres ont commencé à picorer la nourriture).
Sklavos – Je verrai votre travail demain. Je suis resté dedans à écrire et je ne suis pas sorti.
Rossa – (À Kardia, à voix basse). Ne reste pas debout ? C’est imprudent. (Elle la fait s’asseoir).
Janus – Avez-vous des secrets, mesdames ? (Rossa et Garcin debout, mangent).
Kardia – Oui. Ne demande pas lesquels, car ce ne seraient plus des secrets.
Garcin – Yia sou ! (Il tend son verre).
Les autres – Yia se sena ! (Ils trinquent).

(Des coups forts à la porte. Ils se retournent tous, surpris. Les coups redoublent. Kardia s’éclaircit la gorge. Mais, même ainsi, sa voix est prise quand elle réussit à parler).

Kardia – Entrez ! (Plus fort). Entrez, s’il vous plait ! (Tous regardent vers la droite, figés, plongés dans l’attente).

Rideau ou Noir.

FIN

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