domingo, 24 de mayo de 2009

PRISON-LÍA KARAVÍA

Lía Karavia, Grecia




P R I S O NLia Karavia
Pièce pour une comédienne
Traduction : Michèle Duclos, Université de Bordeaux

Une cellule de prison. Au centre un carré de lumière vive, formé par la lumière qui traverse la fenêtre munie de barreaux. Dans la partie sombre au fond de la scène, une porte avec une ouverture oblongue à glissière qui peut s’ouvrir pour l’inspection et pour tendre la nourriture à la prisonnière. Sur la gauche, un banc étroit sans dossier, à peine assez long pour permettre à une personne de taille moyenne de s’étendre.
Nina est assise dans le carré de lumière, les jambes repliées, les coudes appuyés sur les genoux, dans la position d’un Bouddha. Elle penche légèrement la tête. Elle porte des vieux jeans bleus et un T-shirt sale. Elle reste sans bouger quelques instants, comme si elle dormait. Puis elle lève la tête, regarde la fenêtre et sourit.

NINA
Je connais la date. On est le vingt septembre. Bien ! La première chose à faire le matin chaque jour, quand la lumière arrive dans ma cellule, c’est de me rappeler la date ; et aussi le jour. Aujourd’hui c’est dimanche.
Les dimanches sont importants parce que rien n’arrive ; pas d’interrogatoire, pas d’injures, pas de menaces, pas d’espoir. Rien pour interrompre mon programme personnel – le programme de Nina. Je suis Nina. La première chose à se rappeler dans une cellule de prison, même avant les jours et les dates, c’est qui vous êtes. Donc, je suis Nina.
J’ai un programme ; un programme strict. Toute déviation peut amener divers « dé » : découragement, décomposition, détresse, désorganisation, déconfiture, en un mot désastre. De tout ça pas question. Ce qu’il nous faut à tout prix, c’est un « dis » : discipline. (Elle se lève) Alors, on y va.
(Elle se rapproche de la salle). Je me lave le visage. Peu importe qu’il n’y ait pas d’eau courante. Je me lave le visage chaque matin. (Elle mime).
Maintenant je me lave les dents. (Avec l’index droit dans la bouche elle brosse à droite et à gauche. Retire son doigt). Nous avons acquis la technique du faire semblant, quand nous étions enfants. Les dents sont propres. Bien !
Puis je me brosse les cheveux. (Elle se penche, baisse la tête et bascule ses cheveux sur son visage, vers le plancher. Elle se frotte le crâne, passe ses doigts dans ses cheveux, se redresse, et se coiffe avec les doigts. Elle paraît satisfaite). Maintenant je suis propre.
Ma routine de propreté n’est pas un jeu. Les jeux aussi sont nécessaires. Ils font partie de mon programme. Mais cette première partie est très sérieuse. Je n’ai ni savon, ni peigne, ni brosse à dents, ni EAU, pas même d’eau pour la toilette. Aussi je suis censée me sentir sale, laide et avilie. Eh bien, non ! Les soins du matin sont réels pour moi ; aussi réels que faire semblant pour les enfants. Presque aussi réels que ma gymnastique quotidienne ; que je commence toujours par des échauffements.
(Elle « court » sur place, les bras ballants, le cou souple. Parle par moments).
Pas trop d’effort pour commencer. On y va doucement. Autrement, on peut froisser un muscle ou un tendon.
(Elle arrête de pratiquer. Devient le Maître qui interroge une élève imaginaire, agitant sévèrement un doigt dans l’air).
Quelle est la différence entre un muscle et un tendon ?
(Elle devient l’Elève. Timide, les mains jointes dans le dos).
Euh… Monsieur, un tendon attache un muscle à un os, tandis qu’un muscle… est un muscle.
(Elle redevient Elle-même et éclate de rire).
Belle définition ! Idiote ! Mauvaise note. Recommence.
(Elle recommence à pratiquer. Elle «court » sur place les bras ballants, mais cette fois elle fait aussi des petits cercles avec la tête).
(Comme l’Elève). Un muscle est élastique. Par contraste avec un tendon qui n’est pas élastique.
(Comme le Maître). Bien. Continue ! Tu es suffisamment échauffée maintenant. Exécute tes mouvements.
(Elle s’arrête de « courir », écarte les jambes, tend les bras à l’horizontale par rapport au sol, replie les avant-bras sur les épaules avec effort, comme si elle soulevait des poids).
(Comme l’Elève). Un muscle peut se contracter et se tendre. Exact ? Exact ! (Sourire interrogateur). J’ai une bonne note, alors ? (Elle s’arrête, écoute une réponse négative et relâche les épaules). Non ? Pourquoi non ? (Elle écoute une réponse imaginaire). Je suppose que je dois aussi citer des types de muscles ? C’est pas juste ! Je ne suis pas étudiante en médecine. Et puis je fais ma gym, je ne peux pas être interrompue tout le temps.
(Allongée sur le dos au sol, elle lève les jambes à la verticale. Pédale dans l’air avec énergie. Tout en pédalant elle soulève la tête et parle au public, comme l’Elève).
Je sais qu’il y a des muscles cardiaques, des muscles lisses et une autre espèce importante. Rayés ? Non, ce n’est pas le mot. (Pause). De toute façon, je me moque d’avoir une bonne note.
(Elle plie les jambes au-dessus de la tête pour toucher le plancher derrière elle). Nous devons garder la forme. Un esprit sain dans un corps sain.
(Elle amène les jambes à la verticale, et au bout de quelques secondes les abaisse vers le plancher. Allongée sur le dos une minute, puis elle s’assied).
Mens sana in corpore sano. (Au public). C’est du latin. Ah ! Les « Supermen », qui veulent briser notre esprit, n’y parviendront pas si nous sommes en bonne forme physique et si notre esprit est en bon état mental. (Elle éclate de rire). C’est une redondance ! Si on dit « esprit », on ne dit pas « mental » en même temps, et l’inverse.
(A elle-même, sévère). Arrête ! Demain c’est lundi, le jour le plus dur. Les « Supermen» se sont reposés pendant le week-end, et ils se mettent à la tâche avec un zèle nouveau, impitoyable.
(Elle se lève et arpente la pièce, comme Superman devant une Nina imaginaire. Menaçant).
Salope ! (Elle tape du pied et hurle férocement). Salope ! (Adoptant soudain un ton doux et lisse). Pourtant tu pourrais être une citoyenne de premier ordre. Il n’y a rien qui cloche physiquement chez toi. Tu as la peau de la bonne couleur, la forme de la tête est acceptable, le nez presque parfait. Imagine que tu aies le nez busqué, comme certaines races. Imagine-toi avec des narines larges, laide comme un gorille. Il y a des gens qui sont nés comme ça. Des citoyens de seconde zone, de naissance. Pas toi. Regarde-toi !
(Comme Superman, elle s’approche d’une Nina imaginaire et tend une main vers elle, lubrique).
Jolie fille !
(Nina réagit. Elle repousse un « Superman » imaginaire et lui tourne le dos ; elle se retourne brusquement comme « Superman» éconduit et furieux et reprend son ton d’invective envers Nina).
Salope ! Tu crois que j’en pince pour toi ? Ne te flatte pas, ma belle ! J’aimerais mieux avoir une pute bâtarde dans mon lit que toi. (Ironique) Toi un pur-sang ? (Furieux) Un pur-sang avec des idées de bâtarde !
(Elle redevient elle-même et s’adresse en souriant à l’auditoire).

Maintenant que j’y pense, le « Superman » s’y connaît en animaux. Il a le bon vocabulaire. Il doit avoir un chien. Ce serait un bon sujet de conversation, la prochaine fois qu’il m’appelle. « Quel est le pedigree de votre chien, Monsieur ? » (Elle esquisse un sourire). Je connais la réponse. Un LIMIER !
(Se parlant à elle-même, sévère). Ouais, bon, arrête tes astuces et reviens à ta gym, petite Nina, ou alors tu vas perdre la forme en moins de rien.
(A plat ventre sur le sol, les bras écartés).
Essayons de voler. (Elle lève la tête et la poitrine et fait aller ses bras et ses jambes). Un, deux, trois, quatre cinq ! (Elle s’accorde quelques secondes de repos. Comme le prof de gym). Plus haut, s’il te plaît ! (Elle répète les mouvements). Un, deux, trois, quatre cinq ! (Elle se détend quelques secondes).
(Désapprouvant, comme le prof de gym). C’est ce que tu peux faire de mieux ? Allons ! Plus haut, et jusqu’à dix ! (Elle se détend, semble entendre un ordre différent. Elle répond en suppliant). Assez, S’IL VOUS PLAÎT ! Puis- je arrêter un instant ? (Elle écoute la réponse négative du prof de gym). Bon, alors. Je vais faire les cinq pompes et c’est tout (Elle écoute et s’indigne). Non ? Quoi encore avant que je me relève ? OK. Les cinq pompes d’abord, après on verra… Chaque chose en son temps ! (Essoufflée, elle exécute à grand peine cinq pompes).
Un, deux, trois, quatre cinq. (Elle s’effondre face vers le sol. Pause. Elle soulève la tête). Ne te surmène pas, Nina ! Tu t’es retourné le poignet et brisé l’épaule. (Optimiste). Mais tu peux toujours te mettre en boule et t’allonger.
(Elle se tourne sur le côté. En position d’embryon, elle tend les mains au-dessus de la tête et les jambes aussi loin que possible). En boule… et allongée. En boule … et allongée. Un… et deux ! Un… et deux ! Un… et deux ! Une dernière fois, allons ! Un… et deux ! Debout maintenant, les filles ! (Elle met l’accent sur le pluriel).
(Elle se relève et époussette son jeans, morose). Seulement cette fois il n’y a pas d autres filles, tout juste moi. (Pause). La fois précédente où j’étais en prison, c’était différent. Cette autre fois j’étais grande comme ça. (Elle place sa main à l’horizontale, marquant la taille d’un enfant qui lui arriverait à la taille). Il y avait ma maman, et une douzaine d’entre nous. (Elle indique la droite). Là-bas était assis un groupe de Témoins de Jéhovah qui lisaient la Bible. Ils n’ont pas fait la gym avec nous. Ils se fichaient pas mal de la forme, pas beaucoup de la vie non plus, tout ce qu’ils voulaient c’était se préparer pour la prochaine. Elles lisaient tranquillement toute la journée. L’une d’elles, une adolescente, était en uniforme de collégienne. Toutes les deux on ne parlait guère ; on restait chacune dans son groupe ; l’âge ne comptait pas. Mais quand il s’est agi de nettoyer, toutes les adultes s’y sont mises, et nous deux on a dû rester à part. On était trop jeunes pour savoir comment venir à bout de la crasse. Je ne veux pas dire la saleté. Je veux dire la crasse avec des noms crasseux : blennorragie, syphilis et le reste. On amenait des prostituées tous les soirs. (Elle pointe vers la gauche). Elles étaient assises là-bas. Il n’y avait pas de bancs alors. On s’allongeait sur des nattes.
(Elle s’éloigne aussi loin que possible de la gauche). Les prostituées juraient, se disputaient, chantaient, et tout d’un coup l’une piquait une crise, et elles la maintenaient toutes et essayaient d’arrêter les convulsions. Dans le temps je ne savais pas ce que c’était. Aucune idée des drogues. Je ne pouvais pas comprendre pourquoi elles souffraient, ou pourquoi elles existaient. Je les haïssais, c’est tout. Leurs gestes étaient brutaux, leurs paroles grossières et généralement incompréhensibles. Pourtant je savais que c’était des mots obscènes, même si je ne comprenais pas bien le sens du mot. Et ma maman était là, alors je faisais semblant de dormir à poings fermés et de ne pas voir ni entendre, parce que je savais qu’elle était si embarrassée que son bébé soit exposé à cet aspect de la vie. (Elle fixe son regard sur la gauche comme si elle les voyait).
Une nuit, l’une d’elles a fait notre éloge. « Elles sont là pour leurs idéaux. Elles pourraient y renoncer et rentrer chez elles, mais elles s’obstinent, pour la dignité de l’humanité ». J’ai pensé que c’était la pire chose qui puisse nous arriver : qu’une de ces créatures dégoûtantes dise du bien de nous. (Pause). Parfois il y avait cette gamine avec elles, à peine plus âgée qu’une enfant, avec une plaie syphilitique ouverte à la jambe. A peine plus de treize ans, et déjà flétrie. Je ne parle pas de la peau. Je veux dire piétinée. (Avec remords). Et pourtant je la haïssais. C’était immature de ma part, non ?
(Elle va vers la gauche et s’assied sur le banc, pensive).
Une enfant ne peut pas comprendre certaines conditions sociales. Mon père m’avait appris que tous les êtres sont égaux, toutes les races, hommes et femmes, et même d’autres formes de vie. Mais il ne m’avait pas expliqué pour les putes. Peut-être qu’il l’aurait fait plus tard. Mais plus tard il était en prison, en exil, il n’était plus là pour expliquer. (Pause). Aussi je fermais les yeux et souhaitais que ces horribles femmes disparaissent ; pire, je souhaitais qu’elles meurent. Ou pire encore ! (Pause). Qu’y a-t-il de pire que qu’elles soient mortes ? (Elle cache son visage dans ses mains, gémit, relève la tête). Les tuer !
(Comme l’enfant Nina, elle se lève, les mains entre les jambes).
Je veux aller aux toilettes, s’il vous plaît. Je sais que je n’ai pas le droit avant le matin jusqu’à ce que ces femmes soient conduites aux docteurs et qu’on passe toute la salle à l’alcool et qu’on brûle les microbes. Mais je dois faire pipi, JE VOUS EN PRIE ! (Pause. Elle écoute l’interdiction et le conseil). Non ! Pas pipi ici. Je ne suis plus un bébé pour mouiller ma culotte, plutôt mourir !
(Elle marche vers la salle et s’adresse aux spectateurs). Cette femme de notre groupe était dure avec nous, mais je suppose qu’elle avait raison. Ma maman n’avait jamais fait de gym de sa vie. Ici elle a dû en faire, comme nous toutes. (Pause). Elles me manquent. Je voudrais qu’elles soient là. Je voudrais ne pas être seule. (Elle est au bord des larmes et se détourne brusquement. Le dos tourné aux spectateurs, elle se penche et se recroqueville, puis se redresse lentement et se retourne. Elle respire profondément).
Cela n’était pas censé se produire. Ce n’était pas dans le programme. Les choses peuvent prendre un tour inattendu ; pas souvent, heureusement. Il est dangereux de se laisser aller. Et il faut tellement d’énergie pour se reprendre. (Pause).
Revenons là où nous en étions tous restés, prisonniers politiques, Témoins de Jéhovah et putes. Un soir, ils nous ont amené un homme, dans la cellule des femmes. Nous avons protesté, mais le flic a dit : « Il ne vous fera pas de mal. Il est doux comme un agneau. Et il sait y faire avec le maquillage, mieux que la plupart d’entre vous. Pas vrai, mon petit chéri ? En tout cas il ne peut pas aller dans la cellule des hommes, imaginez ce qui se passerait ! » Il a ri sèchement et il est parti. Aussi cet homme est resté et il versait des larmes noires, parce qu’il avait du khôl tout autour des yeux. Quelques prostituées lui ont parlé gentiment et l’ont consolé. Je n’osais pas poser de questions à ma mère. Elle paraissait si mal à son aise.
Mais quand on nous a conduites devant le « Superman » ma maman était calme et brave. Les autres femmes de notre groupe étaient emmenées l’une après l’autre, tandis que moi, j’allais toujours avec elle. Cet homme était énorme. Ses yeux, sa bouche, ses mains, sa voix, tout était hyper énorme. Aussi je me le rappelle hyper bien, et c’était il y a des siècles.
(Comme l’« Enorme Superman », elle s’adresse à sa mère sans ménagement). Tu ne mérites pas d’être mère. Tu entraînes ta fille en prison et tu refuses de sacrifier fût-ce qu’un peu de ton foutu orgueil pour la prendre par la main et la ramener à la maison. Les prostituées sont de meilleures mères. Celles qui ont des enfants se hâtent d’aller les retrouver tout de suite, tandis que tu vas retourner dans ta cellule pour y pourrir, avec ta fille. Tu as remarqué comme elle est pâle ? Elle est encore beaucoup plus pâle que la dernière fois que je l’ai vue. (Elle va et vient à longues enjambées). Et pourquoi ? (Crescendo). Pourquoi ? (Elle s’arrête). Parce que tu as fait l’erreur d’épouser un fou. (Avec douceur). Ceci peut arriver à n’importe quelle femme ; elle fait le mauvais choix, elle s’en rend compte, et elle quitte son mari. (Furieux). Elle part avec son enfant et même avec plusieurs enfants. Pas toi ! Tu épouses quelqu’un qui fait quoi ? Est-ce qu’il mène son propre combat ? Non, monsieur ! Un Noir qui combat notre race mène son propre combat. Et de même un Indiens, ou un Zoulou ; ou les Aborigènes. Ils sont des ennemis et nous devons les briser, mais nous voyons leur droit de se battre pour eux-mêmes. Ton mari lui se bat pour quoi ? Pour les gens de couleur, pour des races inférieures ! Est-ce qu’ils se battraient pour lui ? Il est timbré. Pire : il est un traître à sa propre race. Mais tu ne veux pas renoncer à lui !
(Elle parle comme la Mère, humblement). Je ne fais qu’honorer les liens sacrés du mariage, Monsieur.
(Sourire crispé). Ma maman savait être ferme de la manière la plus humble.
(Comme l’Enorme Superman, elle parle doucement, presque tendrement). Nous ne te demandons pas de divorcer. Simplement de signer une déclaration comme quoi tu renonces à ses idées. Demande à ta fille de signer elle aussi qu’elle renonce aux idées de son père. Elle sait lire et écrire, n’est-ce pas ?
(Elle se redresse comme Nina enfant affrontant l’Enorme Superman). Puis-je dire quelque chose, Monsieur ? (Pause). Oui, je sais lire et écrire. Nous lisons la Bible à la maison. Vous aussi ? Alors, vous savez pour sûr que la Bible dit « Honore ton père et ta mère ». Vous n’aimeriez pas que je désobéisse à la parole du Seigneur, Monsieur. (Elle détourne la tête brusquement, comme après avoir reçu un coup et immédiatement place une main sur sa joue).
(Elle redevient elle-même). Ce fut la pire gifle de ma vie, mais j’étais contente ; il était si énorme et j’étais si petite, pourtant je sentais que j’avais marqué un point qu’il n’oublierait pas de si tôt. (Pensive). Je me demande s’il se rappelle toujours ? (Elle rit). Bien sûr que non ! Pour lui j’étais une gamine. (Pause). Je me demande s’il vit toujours ? Tant sont partis : de toutes les couleurs, de tous les âges, de toutes les croyances. Le creuset de la mort (Pause).
(Souriante). Bon, revenons à nos moutons, tant que nous vivons. Retour au programme ! Un peu de culture. Révisons ce que nous avons appris en cours. D’abord la Géographie. (Elle va et vient). Amérique du Sud en commençant par le Nord. Le Vénézuela. Capitale ? Caracas ! La Colombie. Capitale ? Bogotá ! L’Equateur ? Capitale ? Quito ! Le Pérou ? Capitale ? Lima ! Bolivia. Capitale ? La Paz ! (Elle s’arrête). J’aime ce nom. La Paz. La Paix ! Si c’était vrai ! Mais il y a une deuxième capitale aussi. Sucre : le sucre. Joli, non ? Bon, on continue ! Le Paraguay. Capitale ? Asunción ! Cela me plaît aussi. Un côté religieux et un côté philosophique. Tu fais ton choix : la montée au ciel de la Vierge ou… accepter qu’une chose soit vraie sans preuve.

Maintenant on descend vers le Sud. Le Chili ? Capitale ? Santiago ! Je préfère néanmoins l’autre ville, Valparaiso, la Vallée du Paradis. Elle est peut-être pauvre et misérable pour tout ce que j’en sais, mais cela sonne si romantique ! Valparaiso ! Et puis ? L’Argentine. Capitale ? Buenos Aires bien sûr ! L’Uruguay. Capitale ? Montevideo ! Et mon préféré : le Brésil. Autrefois, Capitale : Rio de Janeiro ; maintenant Brasilia. Un jour j’irai danser au Carnaval de la Rivière de Janvier. (Elle tourne et tourne, chantant une rumba).
(Elle s’arrête, essoufflée, et redevient sérieuse). Nina ! Tu essaie de gagner du temps, n’est-ce pas ? Je te connais maintenant ! Il y a des pays là-bas dont tu ne viens jamais à bout. (Elle va et vient). Les trois Guyanes : Anglaise, Hollandaise et Française. Maudits colons ! L’une est devenue le Surinam. Et les autres ? Juste des Guyanes ? (Elle hausse les épaules). Est-ce que je peux me rappeler leurs capitales ? (Elle s’arrête et réfléchit). Paramaribo ! Capitale du Surinam, non ? Les autres ? Un trou ! Bon, assez sur le sujet. On ne peut pas tout savoir.
Demain je révise les Etats d’Amérique du Nord. Ils sont très difficiles, donc l’idéal pour monopoliser mon esprit pendant que j’affronte tout lundi la Sainte Inquisition. Je réussis rarement à nommer plus de quarante états. J’aurais dû vivre il y a deux cents ans. C’était plus facile alors : moins de douze à se rappeler. (Pause).
Bon, le prochain cours ? Littérature. Je cite un maître ancien et un maître contemporain chaque jour. (Elle réfléchit). Shakespeare ! (Mime). Shake your spear, secoue ton épée ! (Elle joue). « Etre, ou ne pas être, c’est là la question. Y a-t-il plus de noblesse d’âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s’armer contre une mer de douleurs et à l’arrêter par une révolte ? Mourir … » (Longue pause) Mais pourquoi suivre Shakespeare ? Pourquoi « s’armer contre une mer de douleurs » signifierait-il mourir ? Pourquoi ne pas se battre ? Ce n’est pas moi cette mer de douleur ; Hamlet non plus. C’est le royaume pourri du Danemark. Ces vers pourraient être révolutionnaires. Cette interprétation est mieux appropriée quand on est en prison. Mais est-ce que j’ai le droit de m’approprier la poésie des autres ? Oui ou non ? (Comme Hamlet). « C’est la question ». (Elle se tourne vers la lumière qui passe à travers les barreaux). Papa ? Père ? Ai-je le droit ? (Elle se tourne vers les spectateurs. Elle peut citer son père ou donner sa propre réponse). C’est tout le propos de la littérature. Le poète envoie une flèche dans l’air, elle retombe sur la terre, il ne sait pas où. Tu la ramasses et t’en sers à ta guise. Il t’a offert la flèche ; tu lui offres une nouvelle utilisation (Pause).
Maintenant on passe des vieux Maîtres aux poètes de notre temps. Qui choisir aujourd’hui ? (Elle réfléchit). Atahualpa Yupanqui, qui est constitué de toutes sortes de races : argentin, d’origine indienne et basque. Je ne me rappelle qu’une seule strophe d’un seul de ses poèmes. Cela fera l’affaire. « Preguntas sobre Dios », « Questions sur Dieu ».
« Il y a un sujet sur terre plus important que Dieu.
Nul ne doit verser du sang pour que les autres vivent mieux. »
(Elle lève les deux bras en l’air les poings serrés). OUI ! (Un peu déçue). Oui, mais ma traduction ne sonne pas si bien qu’en espagnol. Ah, ces satanées barrières des langues !
« Ay un asunto en la tierra mas importante que Dios.
Y es que nadie escupa sangre pa que otro viva mejor. »
(Elle devient « Superman »). Je t’ai entendue ! Je t’ai entendue, salope ! Encore heureux qu’on te tienne isolée ; autrement tu contaminerais les autres avec ta propagande. Viens ici (Pause). Viens ici, je te dis ! (Tout doux). Nous avons des arguments forts, indiscutables. Il y a des tests d’intelligence qui prouvent que les autres races sont inférieures. Il y a des statistiques criminologiques. Il y a l’iconographie. As-tu vu une seule icône dépeignant le Tout Puissant comme un aborigène ou un Pygmée ? Est-ce possible que le tout puissant ait créé les aborigènes ou les Pygmées à Son image ? On t’a lavé le cerveau. Ce n’est pas ta faute. Un enfant est soumis aux idées d’un père. Mais tu n’es plus une enfant. Fie-toi à ton propre jugement. (Tendant le bras). Tâte tes cheveux.
(Comme elle-même, elle se rétracte. Comme « Superman », elle retire son bras, rejetée). Je ne vais pas te toucher. Tâte les toi-même. Sont-ils raides comme ceux d’un nègre ? Huileux comme ceux d’un Jap ? Non, juste la bonne couleur et la bonne texture. Tu es l’une des nôtres. Réveille-toi ! (Comme « Superman », elle agrippe « Nina » et la secoue furieusement). Réveille-toi, salope !
(Elle se rapproche de la salle et s’adresse à l’auditoire). C’est comme ça que j’ai eu un poignet foulé et une épaule meurtrie. (Pause) Iconographie qu’il dit ! Le bel argument vraiment ! Comment le Créateur de l’Univers pourrait-il être autrement qu’avec des yeux bleus et des cheveux blonds ?
(Elle se tourne vers le « Superman » imaginaire). Eh bien, Monsieur, dans l’iconographie byzantine le Seigneur a des cheveux foncés et des yeux noirs, et souvent le nez busqué. Pour parler plus généralement de peinture, il y a une Vierge et un Enfant noirs. Il y a un Christ jaune. Il y a la Marie tahitienne de Gauguin, qui porte son enfant sur son dos. « Ia orana Maria ». Alors, laisse tes preuves picturales. (En colère). Couillon !
(Elle met sa main devant la bouche, se détourne et s’éloigne de « Superman », puis se parle à elle-même). Honte à toi, Nina ! Si tu deviens vulgaire, tu perds le droit de te révolter contre la vulgarité. Alors utilise des mots décents, qui existent dans le dictionnaire. Des mots comme crétin, débile ou idiot. De toute façon, tu ne t’es pas montrée toi-même très maligne. Tu n’as pas su nommer une très importante catégorie de muscles. Rayés, elle a dit ! Idiote ! Et tu ne te rappelles pas les capitales de deux Guyanes.
(Comme l’enfant Nina, elle parle avec colère et entêtement). J’en connais une mais je ne la dirai pas. (Elle gagne le banc et s’assied jambes pendantes).
(Comme le Professeur, elle se lève et s’adresse à Nina enfant). Nina ! Je ne sais pas quoi faire de toi. Tu es une bonne élève, mais vraiment obstinée. Jouons à un jeu. Je te souffle. George ?
(Assise sur le banc en Nina enfant, agitant les jambes en colère). Je n’aime pas ce jeu. Et je n’aime pas une capitale de l’Amérique du Sud appelée Georgetown. (Elle se gifle). Triple buse ! Tu as dit que tu ne voulais pas le dire et tu t’es fait avoir par le professeur !
(Elle s’assied sur le banc). Il est temps pour un petit somme. Dors, ma belle ! (Elle reste immobile quelques secondes). Ah ! Je vais chanter une berceuse ! (Elle chante. Pause).
On ne m’a pas donné de natte. Ceci est censé être mon lit. Il est trop court et trop étroit, mais peu importe. Le problème, c’est les bestioles. Il y en a dans toutes les fentes du bois. Chaque fois que je m’étends, mes bras sont mordus et les taches rouges se transforment en abcès. Je préfère m’allonger et dormir sur le plancher, chaque fois que je dois absolument dormir. Pour le moment, je vais…
(Le guichet de la porte glisse bruyamment. Elle se lève et se tourne avec vivacité. Un petit plateau apparaît. Dessus, une assiette et une tasse en plastique. Elle court vers la porte et étend la main). Hello ! S’il vous plaît, parlez-moi. C’est dimanche. Vous êtes de service, mais où aimeriez-vous être sinon ? (Elle prend le plateau). Vous n’avez pas le droit de me parler. (Le guichet se referme bruyamment). J’espère que la raison pour laquelle vous ne voulez pas est parce que vous n’en avez pas le droit. (Elle s’éloigne avec le plateau). Il y a peut-être une raison plus laide. Vous ne voulez pas me parler. Et une plus laide encore. Vous avez peur de moi, peur d’être contaminé. C’est bien. Peut-être que vous êtes très jeune et que vous manquez de jugement. Mais peut-être que vous avez quarante ans, ou que vous aurez quarante ans et vous ne comprendrez toujours rien. Peut-être que vous allez élevez vos enfants ainsi.
(Assise sur le banc avec le plateau à sa droite). Deux pattes mauvais, quatre pattes bon ! Orwell, « La Ferme des animaux ». (Elle regarde le plateau). Pas de couverts, pour que je ne me suicide pas. (Elle hurle pour être entendue au dehors). Je n’ai pas l’intention de me suicider ! (Elle prend avec soin une pomme de terre entre son index et le pouce et mange). Mais je pense qu’il s’agit uniquement d’une excuse. C’est peut-être uniquement pour m’humilier. Pour m’obliger à manger comme un cochon ; et me sentir sale, laide et vile. Eh bien, pas de danger ! (Elle mange et boit avec élégance, détendue).
Après le repas, je joue à un jeu. J’en invente un chaque jour. J’ai une sieste inventive. (Elle finit son repas, se lèche l’index et le pouce, et les nettoie en les frottant sur le banc). Mais le dimanche doit être particulièrement bon, aussi je fais des efforts supplémentaires. La semaine dernière, j’ai essayé de penser que j’étais une plante. Les gens et les plantes ont d’énormes différences, mais aussi quelques points en commun. Nous naissons, nous respirons, nous grandissons, nous nous reproduisons, et nous mourons. Eh bien aujourd’hui j’ai un point de plus en commun : des racines me sont poussées et je ne puis partir d’ici. Est-ce qu’une plante a envie de bouger et de voir le monde ? Bien sûr que non. Rien dans la création n’est créé pour être malheureux. Une plante attend que le monde vienne à elle. Soleil et lune, vent et pluie, insectes et oiseaux, jeunes animaux, enfants… J’étais vraiment malheureuse dimanche dernier, parce que je n’avais rien de tout cela ici dedans. Je n’avais que l’immobilité. Aussi était-ce un mauvais choix de jeu ? (Elle sourit). Non, il était excellent. Lundi, je suis allée à la Sainte Inquisition aussi calme qu’une plante.
(Elle se lève, traverse la salle à grandes enjambées comme au « pas de l’oie » des nazis), les mains jointes dans le dos. Elle s’arrête, et comme « Superman » s’adresse à une Nina imaginaire assise sur le banc. En dépit du ton suave du début, la manière de marcher et les phrases en allemand évoquent les Nazis).
Tu peux avoir toutes les croyances que tu veux. « Die Gedanken sind frei. » Nul ne t’interdit de PENSER librement. C’est la Démocratie. « Doch alles in der Stille, und wie es sich schicket. » (L’air furieux, le bras droit dressé comme pour « Heil Hitler »). Ce que nous t’interdisons, c’est de PARLER. Si tu étais musicienne, femme d’affaires, médecin, on pourrait te laisser faire. Mais tu as affaire à des jeunes. Nous, l’Etat, nous t’offrons une estrade d’où parler et induire en erreur les citoyens de demain ; enseigner et détourner la vérité ; former de jeunes âmes et esprits d’après tes théories bizarres. Alors ? Exprime-toi ! D’habitude tu ne manques pas d’éloquence. (Pause). Je suppose que tu es à court d’arguments. Alors quoi ? Acceptes-tu de signer un papier qui t’engage sous serment, le parjure puni par une coupe de ciguë, « conium » comme pour Socrate, à ne jamais parler pour prêcher ton sermon de non discrimination raciale, si on te libère ? Ou préfères-tu revenir dans ta cellule pour y pourrir, et y attendre la Mort ?
(Elle redevient elle-même et reprend sa place sur le banc). Je ne lui ai même pas dit que la mort est un homme dans beaucoup de langues et par conséquent, dans l’art de nombreux pays. Der Tod, o Thanatos, ter Tood… Il aurait pensé que c’était encore l’une de mes théories bizarres. Je suis restée… silencieuse comme une plante. (Son « s » ressemble à un sifflement de serpent). C’était lundi dernier. Voyons ce à quoi va ressembler demain.
(Elle porte le plateau jusqu’à la glissière et frappe. Elle s’ouvre et le plateau est emporté). Merci. Si j’avais un bonbon je vous l’offrirais. Mais peut-être que ce dont vous avez le plus besoin n’est pas un bonbon. Que diriez-vous d’un peu d’Eric Fromm ? « Dans les éthiques totalitaires une autorité décide de ce qui est bon pour l’homme. » (Elle crie). Hé ! Soldat, gardien, garde, qui que vous soyez : ne les laissez pas vous dire ce qui est bon pour vous. Pensez par vous-mêmes !
(Elle se déplace vers la salle et s’adresse aux spectateurs). Pourquoi Dieu, le dieu de n’importe qui, serait-il de notre côté, avec notre nation, contre une autre nation, puisqu’Il nous a tous créés ? Pourquoi considérait-il une race comme supérieure ? Pourquoi Il – Il ? Et pourquoi pas Elle ? (Elle se retourne et jette un coup d’œil vers la glissière et s’adresse à nouveau à la salle). Bien, je n’insisterai pas. Nous voulons trouver un terrain d’entente. Il y a peut-être des milliers de choses qui nous séparent mais on peut certainement trouver des points communs. Il y a nos mères, nos grands parents vieillissants, le pot de fleurs à la fenêtre, l’animal de compagnie. (Pause). C’est un triomphe d’être différent et s’apprécier et s’aimer. Tu te rappelles la comptine ? « Jack Sprat ne mangeait pas gras. Sa femme ne mangeait pas maigre. Aussi entre eux deux, l’assiette était toujours nette. » Laissons tomber. Maintenant c’est l’heure de la sieste. (Elle crie en direction de la glissière). Repos. Vous m’entendez ? Pendant une demi-heure vous n’êtes pas un gardien et je ne suis pas une prisonnière. On s’accorde une pause.
(Elle revient au banc et s’assied les épaules tombantes). Je hais la solitude. Il y a des gens qui aiment être seuls ; pour moi, c’est une torture. (Elle sort de son abattement, redresse les épaules, sourit gentiment). Mais je ne suis pas seule, n’est-ce pas ? Il y a Anna et Georges, Sophie et le petit Stephen. (Elle place ses mains sur ses yeux, comme si quelqu’un d’autre le faisait derrière sa tête pour la surprendre).
Qui c’est ? Voyons…. n’est-ce pas Anna chérie ? (Elle retire ses mains). Mais oui ! Je t’ai reconnue à la douceur de tes mains et au savon à la lavande que tu utilises. Je suis sûre que toi aussi tu me reconnaîtrais sans me voir. Nous étions ensemble à la maternelle. Nous étions copines, et pourtant si différentes ! Tu t’intéressais aux poupées et moi aux puzzles. Tu aimais les bonbons tandis que moi c’était les chips. Plus tard, je collectionnais les coquillages et les cailloux, toi les bracelets et les bagues. Je veux dire que nous n’aurions pas pu être plus différentes, ou plus proches. Très chère Anna ! Tant que tu es près de moi, ne serait-ce que dans mes pensées et ma mémoire, je ne suis pas seule.
Quant à toi, coquin de Georges, tu m’as aimé tant que je ne peux pas me plaindre maintenant – ni jamais. Quand nous étions ensemble, (Elle fredonne la chanson de Doris Day). « J’étais la seule fille au monde et tu étais le seul garçon. » Mais, bon, il y a eu un moment où je n’étais plus la seule fille au monde. Ce n’était pas ta faute. Je ne t’en ai pas parlé alors parce que j’avais mal et je voulais que toi au moins tu te sentes coupable. Mais je peux te le dire maintenant ; c’était surtout de ma faute. Je ne pouvais pas me contenter seulement d’une vie privée. J’avais une bataille à mener et tu ne t’étais pas engagé dans cette guerre, aussi… Je voudrais te dire maintenant que c’était juste. Tout va bien. Je te suis tellement reconnaissante de m’avoir totalement aimée à cette période. (Triste). J’aurais dû te le dire plus tôt. Comme c’est bête ! Si je meurs, tu ne le sauras jamais.
(Elle se lève, pleine d’optimisme). Bien, c’est une bonne raison pour ne pas mourir. Je dois vivre pour te le dire d’abord. Alors, qu’est-ce que je fais maintenant.
Si j’avais un échiquier et des pions, je pourrais imaginer Sophie assise en face de moi et je jouerais un jeu d’échecs avec « Sophie la sophistiquée ». On te taquinait comme cela à cause de ton nom de sagesse : Sophia. Je n’ai ni échiquier ni pions, aussi attends pour t’asseoir en face de moi le jour où je sortirai de prison. Ce jour viendra. (Elle tourbillonne autour de la pièce en chantant). Le jour viendra. Le jour viendra. (Elle s’arrête, réfléchissant).
Jeune Stephen, j’espère qu’il sera encore temps pour t’emmener au bac à sable. Si je reste trop longtemps ici, tu risques de ne plus t’intéresser ni aux aires de jeux, ni aux toboggans, ni aux balançoires. (Gaiement). Peu importe. On trouvera le moyen de s’amuser ensemble quand le temps sera venu.
(Elle se rapproche au plus près de la salle). Le point suivant de mon programme : je joue mon jeu favori de puzzle. Je me compose à partir des traits d’autres personnes pour voir ce que cela donne. Je change tout sauf mes yeux. Je garde les yeux pour voir le monde tel que je le vois. Peut-être qu’un jour j’essaierai d’autres yeux aussi. Maintenant je place au-dessus d’eux les sourcils épais d’un Bochiman. (Mime). Entre les deux je place le nez indien d’un Mohican en forme de bec d’aigle. J’ai les pommettes hautes d’un Mongol (Mime). J’ai la bouche d’une Africaine, charnue, sensuelle (Mime). Les dents d’un Esquimau, blanches comme neige. (Avec confiance). N’importe quelles dents vaudraient mieux que les miennes. (Elle grimace). Et les cheveux ? J’ai les longs cheveux noirs, raides et huileux, d’une Japonaise. (Elle caresse ses cheveux). Quel luxe ! A qui est-ce que je ressemble ? (Elle fait semblant de se regarder dans un miroir). Un joli visage humain. Et maintenant personne ne peut m’accuser de mener le combat des autres. J’appartiens à une race très métissée. (Elle respire profondément et sourit au public).
Maintenant, passons au corps. J’ai le cou puissant d’une Gurkha népalaise. (Elle tourne le cou de droite à gauche et vers l’avant puis l’arrière). J’ai les mains d’une danseuse thaïlandaise. (Mains croisées devant son visage). Tu veux dire du Siam. (Elle se répond à elle-même entêtée). J’ai dit de Thaïlande. (A nouveau elle lève les mains et les croise devant son visage. Elle les abaisse à nouveau). Mais je peux dire les mains d’une Siamoise. (Elle regarde ses jambes). J’ai les longues jambes d’un coureur kenyan. Incroyables, ces coureurs : si naturels, si détendus, si infatigables. (Pause). Et puis quoi ? J’ai le torse d’un nageur. (Elle rit). Cela n’est pas une race humaine, idiote ! (Fâchée). Si ! Les nageurs sont une race à part. En tout cas j’ai dit que je voulais avoir les traits d’autres gens, aussi il n’est pas nécessaire que je sois toujours précise quant aux races ; ou aux nationalités, au fait. (Pause). Bon, d’accord, si vous insistez : j’ai le buste costaud d’une nageuse américaine et les bras en acier d’une gymnaste russe. (Elle rit). C’est de l‘éclectisme. La guerre froide est finie. Tu choisis le meilleur et tu mêles les antithèses dans des muscles qui co-opèrent.
(Elle fait un bond et crie). Strié ! Ça y est ! C’est l’autre catégorie de muscles (Elle sautille partout folle de joie). Strié ! Victoire ! Je me SOUVIENS ! Je me SUIS SOUVENUE ! Maintenant, tu ne peux plus me briser, « Superman » ! La Sainte Inquisition du lundi, ça va être du gâteau puisque je me suis rappelé la troisième catégorie de muscles !
(Elle se calme et s’attriste). C’est une magnifique journée d’automne et j’ai tant à faire au dehors. Tellement à faire ! Vous pouvez me garder ici pour toujours (Elle sourit en direction de la fenêtre avec ses barreaux). Mais mon esprit, lui, travaille, il voyage, il vole. Il est libre. Quand vous m’appellerez demain, vingt et un Septembre, je serai souriante, presque amicale, et vous vous demanderez comment c’est possible. (Elle sourie au public.)

Fin. Noir ou rideau.

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